Afghanistan : Hervé et Stéphane otages de clans et d’enjeux stratégiques

Il y aura 400 jours, mercredi 2 décembre, que nos confrères Hervé Ghesquière, Stéphane Taponier et leurs collaborateurs afghans, Mohamed Reza, Ghulan et Satar, ont été enlevés en Afghanistan. Notre mobilisation ne doit pas faiblir. Le Club s’associe au rassemblement organisé à Marcq-en-Barœul par l’Olympique Marcquois Rugby. C’est d’autant plus important que le silence de l’Elysée et du Quai d’Orsay alourdit l’angoisse des familles et des proches après les déclarations des talibans et de Ben Laden.

Les articles publiés le 21 janvier par le « Parisien Libéré » et les sites de France Inter et TV5 donnent froid dans le dos. Ils font état de la colère de Thierry Taponier, le frère de Stéphane, après la déclaration présumée de Ben Laden, diffusée par Al-Jazira, liant la libération des otages français au retrait des troupes françaises d’Afghanistan. Le message mettait également en cause les positions du président Sarkozy qui « coûteront cher à la France ».

Condamnation ou chantage ?

« Il faut arrêter ces messages d’optimisme », a très vite réagi Thierry Taponier à « I-Télé » en parlant des autorités françaises et en disant perdre confiance dans l’action du gouvernement. Le 10 janvier, le Premier ministre François Fillon évoquait en effet une « issue favorable ». « Le Parisien  », comme les sites de TV5et de France inter citent encore le frère de Stéphane en ces termes : « (…) on apprend maintenant qu’ils (les otages) sont condamnés à la réclusion pendant trois ans en Afghanistan sans rémission de peine  ».

Condamnés à trois ans ? Mais par qui ? Les talibans qui auraient mis en œuvre un de leurs tribunaux islamiques ? Ces tribunaux parallèles existent certes. Mais une telle condamnation, qui aurait pu être prononcée après les accusations d’espionnage par un responsable taliban, semble peu réaliste. Il y a tout juste un an, cette accusation d’espionnage, portée contre les journalistes avant d’être abandonnée, aurait failli leur coûter la vie, avait-on dit à l’époque.

En fait, le site du « Nouvel Observateur » donne une version davantage crédible et cohérente. « "Ils sont là pour trois ans minimum, comment le gouvernement peut-il faire des déclarations aussi optimistes", a dit Thierry Taponier en évoquant l’échéance du retrait des troupes françaises ». N’ayant, pour notre part, pu joindre Thierry Taponier et n’ayant pas vu son intervention sur I- Télé, le 21 janvier, nous avions de quoi nous interroger à la lecture des premiers médias cités. D’autant que dans le Nord, le petit-cousin d’Hervé Ghesquière assure n’avoir eu vent de rien concernant une éventuelle « condamnation ».

Mépris insupportable

Avec la mère d’Hervé, Roger Lecointe a reçu la visite de deux représentants du Quai d’Orsay, le 17 janvier (jour des funérailles à Linselles de Vincent Delory et Antoine de Léocour). « Ils ne nous ont rien appris, dit-il. Tout au plus nous ont-ils répété que beaucoup de monde s’affaire pour faire avancer les choses. Mais la discrétion s’impose…  ».

La discrétion. C’est encore sur ce choix qu’est revenu, lors de sa conférence de presse du 24 janvier, Nicolas Sarkozy. Non sans mettre en cause l’attitude des familles et des proches : « S’agissant des otages en Afghanistan, ils sont en vie et moins j’en dirai mieux ça sera (…) Je comprends parfaitement qu’ici une famille, là un proche (…) perde son sang froid et dise des choses. Je ne leur en veux pas du tout, mais nous, nous n’avons pas le droit à ça. (…) On parlera de tout ça quand ils seront rentrés à la maison et c’est ça l’objectif ». Quelques phrases qui auront laissé les familles et proches en question dubitatifs et consternés. Le SNJ- CGT dénonce quant à lui un « mépris insupportable ».

Reste que, par-delà la polémique, chacun aimerait comprendre. C’est difficile lorsque les interlocuteurs se taisent. Passons sur les évidences du style : « Ghesquière et Taponier ne sont pas des espions ». Thierry Thuilliez, le directeur général adjoint de France Télévisions, a d’ailleurs répondu, puisque cela semblait indispensable ! Nos confrères ne se sont pas échappés « en douce » des rangs militaires pour aller faire tout et n’importe quoi. Ils ont prévenu l’armée et leur direction parisienne qu’ils partaient réaliser ce que l’on appelle des « contre-champs ». Cela consiste à recueillir des témoignages locaux. Les « insurgés », comme on les appelle par ailleurs, n’étaient pas concernés. Donc, l’accusation d’espionnage, d’une part, ne tient pas plus que celle d’irresponsabilité, d’autre part. Tout au plus, les gradés français locaux auraient estimé que les journalistes ne prenaient pas suffisamment de précautions. Un journaliste peut-il dire à l’armée ce qu’il pense de l’efficacité de son action ? Passons donc sur l’ego des responsables militaires, zélés ou non, dont les journalistes n’auraient pas écouté les conseils…

Géographie de la rébellion

Plus sérieusement, qu’est-ce qui peut expliquer le revirement de ce responsable taliban qui, lui-même, avait déclaré ne pas considérer les journalistes comme des espions ? Comment expliquer, ensuite, le message de Ben Laden (ou présumé tel, en attendant son authentification) ? Question subsidiaire : Pourquoi cette détention est-elle aussi longue ?

Les trois questions semblent liées. Une quatrième peut être posée : QUI a enlevé les cinq hommes ? On parle toujours des talibans. Mais, en Afghanistan comme ailleurs, les otages peuvent changer de geôliers. Si l’on regarde de plus près la géographie terroriste (ou rebelle, pour prendre un terme politiquement correct), on s’aperçoit que le terrain est aussi compliqué que les vallées entremêlées de la province de Kapisa, là où l’enlèvement a eu lieu.

La presse française ne manque pas de s’y emmêler les pinceaux. Le quotidien « La Croix », par exemple, explique dans son édition web du 24 janvier 2010, que l’insurrection afghane n’est pas monolithique, que les talibans n’ont pas de commandement commun et sont répartis en « chouras », entendez en conseils (ou groupes dominants). « La Croix » distingue ainsi quatre groupes principaux qui se répartissent du sud à l’est du pays.

(Cartographie : Indications des différentes Chouras et de la zone de la Kapisa rajoutées par le Club de la presse)

Au sud, il y a la choura Rahbari, plus connue sous le nom de « choura de Quetta », du nom de la ville située de l’autre côté de la frontière, au Pakistan. C’est là, ou dans cette région pakistanaise au sud de Kandahar, que se seraient réfugiés les hauts responsables talibans lorsque les Etats-Unis de Bush leur ont déclaré la guerre, au lendemain des attentats des twin towers. C’est donc de là qu’aurait récemment causé Oussama Ben Laden. Mais en fait, on n’en sait rien. C’est dans cette région également, et c’est sans doute plus probable, que se trouve le mollah Omar, par ailleurs chef spirituel de cette choura. Omar est considéré par Ben Laden comme le « commandeurs des croyants ». L’influence géographique de la choura de Quetta porte, en Afghanistan, sur un territoire balisé par Kandahar, Uruzgen et Helmond.

La Croix cite ensuite les chouras de Peshawar, à l’est, et de Miramsha, au sud-est. Là, les choses se compliquent. On apprend en effet que ce dernier groupe serai plus proche d’Al Qaïda que de la choura de Quetta. Or, Al Qaïda, c’est Ben Laden ! Mais, en 1981, Ben Laden, déjà notoirement connu pour ses actions en Afrique, était allé prêter main forte à Omar. Cela n’en fait pas forcément des frères jumeaux. Tout au plus un couple serré de motards…

Enfin, « La Croix » cite le quatrième groupe : Hezb-e-Islami, à l’est du pays. Sur trois provinces afghanes et… sur le Pakistan frontalier. Ce groupe est celui de Gulbuddin Hekmattiar. C’est un chef de la rébellion islamique historique. Or, Hezb-e-Islami n’est pas un groupe taliban. C’est une organisation islamiste concurrente.

La rébellion étant ainsi organisée (si l’on accepte ce résumé rapide), on croit savoir que les otages français et leurs accompagnateurs afghans dépendraient notamment de la choura de Quetta du mollah Omar. Le Quai d’Orsay ne dément pas. Or, ils ont été enlevés dans la provins de Kapisa, au nord-est de Kaboul, c’est-à-dire plutôt dans le secteur dominé par la choura de Peshawar. Voire celle, un peu plus bas, de Miramsha.

La main mise du haut commandement taliban

Question : Que vient faire la choura de Quetta dans ce dossier ? Très simple, en tout cas si on lit les articles de Perrin dans « Libération ». Contrairement à son confrère, ce dernier explique bien que la choura de Quetta n’est autre que le commandement central taliban. Du reste, ce conseil « suprême » recrute des combattants, collecte l’impôt, nomme des gouverneurs et… des tribunaux islamiques parallèles.
Oui mais encore ? Quatre groupes dans la rébellion dont trois clairement identifiés talibans. A Kaboul, le pouvoir central (c’est-à-dire le président Hamid Karzaï) n’est pas parvenu à la conciliation nationale dont il rêvait. Il coince sur les revendications des talibans, notamment du groupe de Quetta qui exige la libération de prisonniers. En même temps, ce groupe réclame le retrait des troupes étrangères. Or, la province de Kapisa a été le théâtre d’affrontements violents entre talibans et l’armée américaine. C’est là aussi que sont stationnées les troupes françaises.

Un dossier très compliqué qui justifie d’autant plus la mobilisation populaire.

A partir de ces explications, on peut comprendre la douleur des autorités françaises sur le terrain des négociations. Si les négociations avaient été menées très rapidement après leur capture, les otages auraient certainement pu être libérés très vite. Tout dépend certes du groupe qui les détenait. Mais on parlait alors de mi-mafieux, mi-islamistes. Cela ne s’est pas passé aussi simplement et le temps a filé. Trop vite. Le commandement de Quetta s’en est mêlé et a envoyé des émissaires. Le dossier s’est compliqué à l’extrême. Luttes d’influence entre groupes, opportunité d’utiliser les otages pour faire monter les enchères politiques, manière de faire revenir Ben Laden sur le devant de la scène, nouveau moyen de pression dont usent et abusent les talibans pour négocier avec le gouvernement de Karzaï…. Toutes les hypothèses de ce type sont envisageables.

Ajoutons à cela que les commandements sont mouvants. Les revendications évoluent. La demande d’une rançon ne doit pas être oubliée, etc. On comprend mieux le mutisme des autorités françaises, d’autant que les troupes françaises (encore une évidence) ne sont pas seules sur le terrain aux côtés de Karzaï. On peut ne pas douter de la mobilisation du gouvernement français et de ses services sur place. On peut croire que les otages sont en vie et en bonne santé. Mais qui dit qu’ils sont encore sur le sol afghan ? S’ils y sont toujours, on voit qu’il est aisé de les déplacer au Pakistan. Et d’ajouter une difficulté supplémentaire au dossier.

Philippe Allienne

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