Edito

Albert Jacquard, ou l’art de se rencontrer

Voilà une personne, un Homme, que le Club de la presse aurait pu inviter. Comment ne pas y avoir pensé ? Sa discrétion ? Sa simplicité ? Son humilité ? Sa pudeur ? Sa gentillesse peut-être, un mot que d’aucuns associent injustement au ridicule « bisounours » vomi par les réalistes décisionnaires ? Peut-être. Moi le premier, que l’on est à deux doigts de prendre pour un vétéran du Club, je n’ai pas eu l’idée de le convier.

Les sujets de débat, de réflexion, n’auraient pourtant pas manqué. Et il n’aurait pas manqué de venir. Les contraintes de l’emploi du temps ne l’auraient pas arrêté. La composition du public lui aurait peu importé. La perspective d’un auditoire trop restreint parce que retenu par d’autres obligations ne l’aurait pas gêné. Une causerie autour du bar avec une poignée d’habitués ou une tribune face à un amphi plein jusque dans les travées auraient aussi bien fait l’affaire.

Albert Jacquard aimait les gens. Il n’avait rien d’un quelconque « bisounours  », comme cela a pu être suggéré, le jour de sa mort, par quelque chroniqueur de radio Nationale. Il aurait causé. Mais après avoir écouté. Toujours. Car c’est toujours comme cela qu’il faisait. Même quand il se taisait (sauf si l’on allait lui dire bonjour), il transmettait beaucoup. Comme cette fois, lors d’une manifestation des Sans Papiers, sur le parvis des droits de l’Homme de Lille, face à la préfecture. Perdu dans le public, discret. Mais d’une présence gigantesque. Rien que sa manière de dire « Bonjour » nous enrichissait.

Qu’aurait-il dit, autour du bar du Club ou dans la salle de conférences ? Imaginons : « M. Jacquard, le Club de la presse attribue chaque année des prix pour les jeunes consoeurs et confrères de la région. Accepteriez-vous de parrainer la prochaine promotion ? ». Croyez-vous qu’il aurait répondu quelque chose du genre : « Des prix ? Pour les jeunes ? Oui, pourquoi pas. Vous me faites un grand honneur. Contactez-moi. Je verrai en fonction de mon agenda. Mais vous savez, je suis débordé ».

Personnellement (pardonnez-moi ce « je » haïssable et insupportable, mais je rêve éveillé et mes rêves n’engagent que ma personne), personnellement, donc, j’opte pour une autre réponse. Comme celle-ci, par exemple : « Oui, d’accord, mais dites m’en davantage. Des prix, pour quoi faire ? Vous voulez distinguer les meilleurs reportages, les meilleurs jeunes journalistes ? Pourquoi les meilleurs ? Je viendrai, mais invitez aussi ceux que vous aurez jugé les moins bons. Eux aussi, il faut les encourager. » Malicieux, il aurait ajouté, sans doute, une phrase comme : « Il est très curieux que vous soyez à ce point là véritablement drogués par une société qui vous fait croire que tout est dans la réussite personnelle et dans la réussite contre l’autre ».

Le professeur Jacquart, à gauche, à la droite de Claude Pieplu qui figurait avec lui parmi les "Cent", avec Georges Séguy (ancien secrétaire général CGT), Hervé Bazin (écrivain), Bernard Lacombe (prêtre-ouvrier, confédéral CGT), le professeur Schwarzenberg, Jacques Denis (PCF), etc.

C’est cela, Albert Jacquard. Un Homme qui ne croit pas en la compétition. Un Homme que l’esprit de compétition répugne tant qu’il ne l’entendait même pas dans les Jeux olympiques. La compétition, il en connaissait un bout, lui qui a fait polytechnique avant de devenir le grand scientifique que l’on connaît. Spécialiste de génétique des populations, contre l’exploitation du génome humain à des fins commerciales, directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (Ined), membre du Comité consultatif national d’éthique… il était aussi président d’honneur de l’association Droit au logement (DAL) et était aux côtés de tous les « sans » : sans logement, sans papiers, sans travail, sans droits, etc. Même les taureaux, il les défendait. Il était pour la non violence et pour la paix. 

Non pas pour la paix résultant de la possession de l’arme nucléaire (« çà, c’est une paix relative de 60 ans basée sur la dissuasion », disait-il en substance). Non, il voulait la paix pour tous et pour des milliers d’années. « La vie n’a pu se développer sur terre qu’à partir du moment où la radioactivité a disparu, affirmait-il. Elle revient en 1941, par la volonté des hommes. Il faut savoir dire non. » Pour lui, le soleil est la seule centrale nucléaire indispensable. Ce scientifique n’hésitait pas à dénoncer les « stupidités mathématiques » qui engendrent, autre exemple, la logique de croissance. Il était pantois devant ces « essais de voitures roulant de plus en plus vite et que l’on fait tourner en rond ». Tout cela, il savait nous l’expliquer simplement autour d’une table de bistrot, à l’occasion d’une rencontre fortuite, et en dessinant des croquis sur la nappe en papier.

Etait-il pour autant un gourou ? Evidemment pas. Il n’était d’ailleurs pas homme qui aimait être écouté sans critique, ou sans question. Encore une fois, il était d’abord l’oreille des autres. En conférence, il ne restait pas longtemps derrière la tribune. Il se baladait entre les rangs du public et allait tendre l’oreille. Il faisait penser à ces anges déchus, mais « écoutants  », de Wim Wenders dans « Les ailes du désir », tant il se penchait vers les gens pour bien comprendre ce qu’ils disaient, ce qu’ils pensaient.

Ce qu’il désirait, Albert Jacquard ? Le dialogue, le savoir vivre ensemble. Utopie ? Naïveté ? Banalité ? Non, mille fois non. Tiens, en cette période de rentrée scolaire, cette proposition qu’il avait faite par procuration à Xavier Darcos, ministre de l’Education du gouvernement précédent, il aurait pu la transmettre à son successeur Vincent Peillon : « Un élève qui parle, il faut le laisser s’exprimer. Il ne faut pas le soumettre. On pourrait afficher, sur le fronton de écoles : ‘’Ici, on enseigne l’art de se rencontrer’’ ».

Salut, Monsieur Jacquard. Nous aurions dû vous inviter. Est-il trop tard ?

Philippe ALLIENNE


 

 

 

La Vie du Club

ESPACE PRESSE