Concentrations : la presse française en danger ? - Atelier réflexion au Club du 19 mai 2005

Parfois animé, le débat organisé au Club a permis de présenter des idées antagonistes sur les concentrations dans les médias. Il a également permis de se faire une idée de la situation chez nos confrères belges.

Au premier plan, Michel Diard et Alain Goguey, du SNJ-CGT. Au fond, Jean-François Dumont, rédacteur en chef adjoint du "Vif-L’Express" (Bruxelles) et Patrick Eveno (au micro), historien des médias.

Bouygues, Lagardère, Dassault : parmi les groupes de presse les plus puissants en France, nombre d’entre eux ont, à l’origine, des métiers qui n’ont rien à voir avec la presse (1). Le groupe de BTP Bouygues, qui possède TF1 depuis sa privatisation en 1986, a également lancé LCI et possède des participations dans plusieurs chaînes câblées.

Lagardère, groupe d’armement au départ, est présent dans l’édition et la presse depuis sa prise de contrôle de Hachette-Filipacchi. C’est aujourd’hui un puissant groupe de presse français (Télé 7 Jours, Le Journal du Dimanche, Elle, Paris Match, La Provence, Nice Matin…) mais également le numéro un mondial de la presse magazine, avec environ 240 titres dans 36 pays, dont les nombreuses éditions internationales de Elle.

Le groupe possède également Europe 1 et des chaînes de télévisions sur le câble. Tout récemment, Lagardère vient de prendre une part significative du capital du Monde, à la faveur d’une augmentation du capital.

Fonds d’investissement

Quant à Serge Dassault, il a, l’année dernière, considérablement augmenté sa présence dans la presse, en rachetant la Socpresse. Lui qui possédait déjà Valeurs Actuelles a désormais le contrôle du Figaro, du groupe L’Express-L’Expansion et de nombreux titres de la presse régionale, dont La Voix du Nord, Nord Eclair et Nord Littoral.

On pourrait également citer le leader mondial du luxe LVMH (présidé par Bernard Arnault), propriétaire de La Tribune, Investir, Radio Classique… Ou encore la présence, en particulier dans la presse spécialisée, de fonds d’investissement étrangers : Cinven, Carlyle et Apax (qui ont racheté les titres du pôle presse professionnelle de Vivendi), Candover (qui semble intéressé par le pôle Rhône-Alpes de la Socpresse), 3i (présent dans le capital de Libération), etc.

Ce tableau n’impressionne guère Patrick Eveno, historien des médias (2), un proche de Jean-Marie Colombani. Comme il l’avait déjà écrit dans une tribune parue dans Le Monde (le 28 mars 2005), celui-ci a répété au cours de notre débat qu’il déplore que « les médias français » soient trop « peu concentrés ». « C’est même la cause principale de leur faiblesse », ajoute-t-il.


Pour lui, hormis la stature internationale d’Hachette-Filipacchi Médias (HFM), les groupes de presse français sont loin de disposer des moyens de leurs voisins allemands (Bertelsmann, Springer…), anglais (Pearson, Reuters, Emap…) ou encore italiens (Mediaset, RCS, Espresso-La Repubblica…).

C’est même, toujours selon Patrick Eveno, cette faiblesse française qui expliquerait que des fonds d’investissement étrangers se sont intéressés à des titres français et que des groupes de presse étrangers se soient diversifiés en France. C’est notamment le cas de Bertelsmann, qui, via le groupe RTL, est l’actionnaire majoritaire de M6.

Marseille : fusion de titres contre-nature

Autre invité à notre débat, Michel Diard, journaliste et secrétaire national du SNJ-CGT, a voulu tordre le cou à l’idée que la présence de grands groupes assurerait un certain pluralisme de la presse. Il en veut notamment pour exemple le cas marseillais. Après la mort de Gaston Deferre, son journal, Le Provençal, est racheté par Lagardère. Depuis, HFM a opéré une fusion contre-nature, entre un titre historiquement marqué à gauche et le très à droite Méridional, pour donner naissance à La Provence, « du jour au lendemain ! ».

Beaucoup plus récemment, lorsque le pôle Ouest de la Socpresse (Presse Océan, Le Maine Libre et le Courrier de l’Ouest) a changé de mains, c’est pour atterrir dans l’escarcelle d’un groupe à peine moins grand, Ouest France. Et ainsi renforcer son monopole sur une vaste zone Ouest du pays.

Ce que l’on nomme pudiquement « synergies »

De manière générale, ces grands mouvements s’accompagnent pratiquement toujours de ce que l’on nomme pudiquement « synergies ». En clair : fermetures d’imprimeries, suppressions ou regroupements de rédactions locales, voire création de banques de données pour échanger articles et photos entre titres d’un même groupe présents sur des zones géographiques voisines. Une situation que connaît bien France Antilles, avec ses titres Paris Normandie, Le Havre Presse et Liberté Dimanche.

Alain Goguey, journaliste, a, pour sa part, assisté aux premières loges aux effets du rachat de la Socpresse par Serge Dassault sur La Voix du Nord et Nord Eclair. Le jour de notre débat, il était encore pour quelques jours journaliste à La Voix du Nord, où il a effectué une longue carrière. Il a également longtemps été secrétaire national de l’USJ-CFDT, aujourd’hui disparue. Il est désormais membre du bureau national du SNJ-CGT.

Alain Goguey en est convaincu : la direction de La Voix du Nord donne des gages à son nouvel actionnaire. Serge Dassault, évoquant des contrats aéronautiques passés par son propre groupe, avait clairement fait savoir à la rédaction du Figaro qu’« il y a des informations qui font plus de mal que de bien. Le risque étant de mettre en péril des intérêts commerciaux ou industriels de notre pays. » Ainsi, alors que l’information avait été publiée depuis six mois dans Le Monde, « le lecteur de La Voix du Nord » n’apprendra qu’en décembre 2004 la vente à l’Etat français de 59 Rafale, « une fois [que l’information] aura été rendue officielle ».

Autre exemple : l’évocation dans trois éditions consécutives (les 15, 16 et 17 juillet 2004) de la Légion d’Honneur reçue par Serge Dassault des mains de Jacques Chirac. Pour être précis, la 3e publication venait rectifier une erreur publiée la veille. Par ailleurs, il y a quelques mois, La Voix publiait un article au ton très bienveillant sur l’usine Dassault de Seclin. « Mais que se passera-t-il lorsque La Voix du Nord sera amenée à couvrir une actualité moins "heureuse", par exemple des licenciements ou un conflit social dans cette entreprise ? », s’interroge-t-il.

Echange de pages pour les éditions locales

Le fait que Nord Eclair et La Voix du Nord appartiennent au même groupe n’est pas non plus sans conséquence. Autrefois concurrents, les deux titres font aujourd’hui marcher à plein les « synergies » déjà évoquées. Après les rapprochements opérés à la publicité et sur des suppléments communs, Nord Eclair reprend certains articles (pour les éditions locales de Béthune et Villeneuve d’Ascq), voire des pages entières (pour les éditions de Lens) réalisées par des journalistes de La Voix du Nord. Nord Eclair n’a plus de bureau à Béthune ni à Villeneuve d’Ascq et sa présence à Lens se résume aujourd’hui à trois journalistes, là où ils étaient treize jusque-là.

De son côté, Jean-François Dumont, rédacteur en chef adjoint de l’hebdomadaire Le Vif-L’Express (Bruxelles) explique qu’en Belgique, la presse francophone s’est recentrée autour de quelques groupes : Rossel (possédée à 40% par la Socpresse), qui édite le quotidien Le Soir, IPM (La Libre Belgique, La Dernière Heure) et Mediabel, propriétaire du quotidien de Namur Vers l’Avenir.

Quotidiens de qualité adossés à un titre populaire

Jean-François Dumont, qui a également travaillé pour le quotidien La Cité (aujourd’hui disparu) et La Libre Belgique, a personnellement vécu les tentatives de rapprochement entre rédactions de titres d’un même groupe. « On commence par un seul service pour le sport, puis les faits divers, ensuite les sujets régionaux… », résume-t-il.

Il refuse cependant « le cliché qui veut que les concentrations n’ont que des effets négatifs ». Il évoque ainsi le cas de ces quotidiens belges, dits « de qualité », adossés à un journal plus populaire et donc plus vendu. C’est ainsi le cas du quotidien socialiste flamand d’analyse De Morgen. Ce dernier est édité par Persgroep, qui possède également le populaire Het Laatste Nieuws, premier quotidien belge. La remarque vaut également, côté francophone, pour le quotidien chrétien d’analyse La Libre Belgique, édité par IPM, par ailleurs propriétaire de La Dernière Heure.

Ce modèle, Patrick Eveno aimerait le voir appliquer chez nous. « On a méprisé la presse populaire en France », juge-t-il. A ses heures de gloire, France Soir sortait plusieurs éditions chaque jour pour plus d’un million d’exemplaires. Ces dernières décennies, le quotidien a vécu une longue descente aux enfers. Mais les modèles qui font aujourd’hui rêver Patrick Eveno sont à chercher en Allemagne (Bild Zeitung) et en Grande-Bretagne (The Sun). Qu’importe si ces journaux sont surtout connus pour leurs filles dénudées et leurs unes racoleuses. « Mieux vaut un jeune qui lit cette presse populaire plutôt que rien », assure l’historien.

« Je n’aurais rien contre le fait de travailler dans un journal populaire, rétorque Michel Diard. Mais si c’est pour faire ça (c’est-à-dire le Sun ou le Bild, NDLR) je préfère changer de métier tout de suite. J’ai une autre idée de ma mission sociale. » Comme en écho à cette discussion, le lendemain même de notre débat, le Sun donnait un bel exemple du rôle qu’il estime être le sien et de l’idée qu’il se fait de ses lecteurs, en diffusant en une des photos de Saddam Hussein en slip… Deux jours plus tard, c’est le Bild qui reprenait le flambeau.

Ludovic FINEZ

(Photos : Gérard Rouy)

(1) Sur les groupes de presse français, on peut se reporter au site de l’ESJ (www.esj-lille.fr), rubrique « doc presse », ou à celui de l’Observatoire français des médias (www.observatoire-medias.info), avec un article en page d’accueil : « La concentration dans les médias en France ».
(2) Patrick Eveno a réédité récemment son « Histoire du journal Le Monde, 1944-2004 » (éditions Albin Michel), dans une version complétée.


 

 

 

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