Envoyé spécial et « fixer », un duo indissociable - 30 juin 2006

Aram Saeed, journaliste à la télévision kurde d’Irak, est venu témoigner au Club, mardi 27 juin, de son rôle de « fixer » (guide, interprète…) auprès de nombreux journalistes français. Olivier Touron, reporter photographe, nous a donné un point de vue complémentaire sur ce duo indissociable : l’envoyé spécial et le « fixer ».
Photos Gérard Rouy

« Ici à Lille, j’ai vu des milliers de livres, de journaux, de magasins… » C’est peu de dire qu’Aram Saeed, arrivé du Kurdistan irakien depuis quelques jours, a été dépaysé. Journaliste à la télévision kurde par satellite - regardée par toute la diaspora kurde à travers le monde - Aram Saeed était au Club mardi 27 juin, pour un débat sur les relations entre « fixers » et envoyés spéciaux. Derrière cet anglicisme, se cache un collaborateur précieux des journalistes envoyés à l’étranger. Beaucoup, dans le grand public, ont découvert leur existence à l’occasion de deux événements pas très heureux : l’enlèvement des journalistes français Georges Malbrunot et Christian Chesnot, d’abord, puis Florence Aubenas, ensuite.

Aram Saeed, journaliste à la télévision kurde irakienne.

1.500 journalistes au Kurdistan irakien pendant la guerre

Leurs « fixers » - Mohamed Al Joundi pour les deux premiers et Hussein Hanoun pour la seconde - ont en effet partagé leur sort. Connaisseur du terrain, le « fixer » est à la fois interprète, guide, parfois chauffeur, et surtout intermédiaire pour rencontrer les bonnes personnes et se trouver au bon endroit au bon moment. Il est parfois lui-même journaliste. C’est donc le cas d’Aram Saeed, qui a accompagné de nombreux envoyés spéciaux français du Monde, France 2, Le Point, Le Nouvel Observateur… Après avoir étudié la langue et la littérature françaises à Bagdad, jusque 1992, Aram est retourné à Souleymanie, dans la zone autonome kurde d’Irak, à environ 400 km au nord-est de Bagdad.

Pendant la deuxième guerre du Golfe, 1.500 journalistes étrangers, tous à la recherche au minimum d’un interprète, étaient basés dans cette zone. Souleymanie, située en secteur calme, a constitué en quelque sorte leur base arrière. Avec son propre réseau de contacts et d’informateurs, ainsi que la confiance qu’il inspire à de nombreux interlocuteurs, Aram a permis à de nombreux confrères français de bâtir leurs sujets. Olivier Touron a fait partie de ceux-là. Le photographe lillois a effectué plusieurs reportages sur place, en dehors des périodes de guerre. Le premier contact qu’il a eu avec Aram est le résultat d’une exposition photographique sur le Kurdistan, organisée en France. Celle-ci lui a donné l’occasion de rencontrer un Kurde exilé qui lui a transmis les coordonnées de son futur « fixer ».

D’un carnet d’adresses de journaliste à un autre

Ensuite, c’est souvent d’un carnet d’adresses de journaliste à un autre que ces noms circulent. « Parfois, on discutait d’un sujet et Aram disait : "Tu devrais rencontrer Untel ou Untel" », raconte Olivier. Plus d’un confrère a bénéficié de ses éclaircissements sur les relations complexes qu’entretient la mosaïque de minorités qui peuplent l’Irak. En ne parlant pas la langue et en maîtrisant pas les subtilités de l’histoire locale, personne n’est en effet à l’abri d’un contre-sens complet. De son côté, Aram assure qu’il a également beaucoup appris au côté des journalistes étrangers.

Sous Saddam Hussein, les études de journalisme étaient impossibles à qui n’était pas baasiste, le parti unique du dictateur irakien. Aram n’a donc pas fréquenté d’école de journalisme. Il explique notamment avoir apprécié la rigueur des journalistes français qu’il a côtoyés. Comme lorsqu’il a assuré, à l’envoyé spécial du Monde en particulier, que les forces spéciales américaines étaient présentes sur tel aéroport et que ce dernier a insisté pour le constater de ses propres yeux avant de l’écrire. « Chez nous, un journaliste peut parler d’un accident uniquement parce qu’un copain lui en a parlé au téléphone », assure-t-il.

Pas de loi de protection des journalistes

D’une manière générale, de nombreux titres de presse se sont créés ces dernières années en Irak. « On peut dire certaines choses maintenant, critiquer », confie Aram. Il précise cependant qu’une menace, de censure notamment, persistera tant qu’aucune loi ne protègera les journalistes. La menace physique existe aussi, dans les nombreuses zones du pays où l’insécurité règne. Récemment encore, un journaliste s’est fait tuer à Bagdad. Il était spécialisé dans le sport… Aram décrit d’ailleurs, surtout à Bagdad, un journalisme qui, pour des raisons de sécurité, se pratique bien souvent sans quitter son bureau. C’est encore plus vrai pour les rares journalistes étrangers qui y sont encore.

Les difficultés existent également dans le recueil de la parole, simplement parce que la société irakienne recèle encore de nombreux tabous comme les sujets sociaux, la place des femmes, la sexualité… Mais, pour ne pas tomber dans la caricature d’une presse qui ne saurait être libre qu’en Occident, Aram a tout de même tenu à rappeler la double page (titrée : « Sarkozy la main dans l’info ») parue le jour-même dans Libération. Celle-ci décrivait les relations ambiguës de Nicolas Sarkozy avec la presse. «  Ici aussi, vous avez des problèmes, je ne savais pas… », a-t-il commenté en souriant.

Peu d’intérêt pour le Kurdistan dans la presse française

De ses reportages sur place, Olivier Touron a également ramené des souvenirs précis et quelques enseignements. Il a, d’une part, pu vérifier que le Kurdistan suscite peu d’intérêt de la part de la presse française. Lors de la guerre, même si les journalistes étaient basés dans la zone autonome, ce n’est pas pour autant que leurs papiers se sont penchés sur cette région. Un peuple disséminé dans plusieurs pays (l’Iran, la Turquie, la Syrie, l’Irak), une zone disposant de deux gouvernements locaux, des relations parfois difficiles à décrypter au sein même de la communauté kurde, des alliances pouvant parfois apparaître contre-nature… Tout cela doit paraître trop compliqué, se dit le photographe.

Olivier Touron, reporter photographe.

Il a tout de même pu placer quelques sujets, comme ce portrait (dans Côté Femme) d’une avocate effectuant des visites en prison. Ou encore celui-ci, pour Marie Claire, sur un groupe de guérilla composé de femmes, l’Armée des femmes libres du Kurdistan. Une série de portraits de prisonniers politiques avait également été programmée et maquettée pour Le Monde 2, mais remplacée au dernier moment en raison de l’actualité et jamais reprogrammée depuis.

Simplification et caricature

La complexité des réalités du terrain entraîne aussi, parfois, une volonté de simplification, voire de caricature, à l’opposé de ce que devrait être une démarche journalistique. Olivier a ainsi partagé un bout de route avec un journaliste pigiste envoyé par l’hebdomadaire Marianne, avec en poche une commande bien précise : démontrer que les Kurdes sont racistes. Déterminé à l’avance, l’angle du sujet était censé illustrer, sur le terrain, des propos contestés du président irakien, Djalal Talabani, lui-même kurde. Ce qui a d’ailleurs provoqué une dispute entre le journaliste et le « fixer » qui l’accompagnait.

Sami Nuemin, artiste kurde (photographe et plasticien).

« Au-delà du rôle de journaliste »

Le débat du 27 juin nous a également permis d’aborder un autre aspect. Comme le dit Olivier, « parfois on est amené à aller au-delà du rôle de journaliste ». Lui-même a été en quelque sorte l’ambassadeur sur place d’une association roubaisienne, La Pluie d’Oiseaux (1), qui porte notamment des projets de coopération culturelle avec des artistes étrangers. Il a ainsi rencontré là-bas Sami Nuemin, photographe et plasticien, pour qui « la langue de l’art est internationale ». « Nous sommes en train de créer une société multiculturelle, analyse-t-il. Il est important que les Français ouvrent leur porte.  » Ces contacts ont déjà donné lieu à une exposition, « Vies de femme, vues d’artiste ».

Narmin Mustafa, peintre kurde.

Sami et d’autres artistes locaux avaient également un rêve : celui de créer un musée d’art contemporain. En effet, aucun lieu d’exposition n’existait sur place pour accueillir de telles œuvres. Alors que les premiers travaux ont démarré, Sami Nuemin assure déjà : « Notre rêve s’est réalisé  ». Autre initiative à mettre au crédit de ces échanges franco-kurdes : la venue en France, notamment pour une exposition du 8 au 21 juillet à L’Institut kurde de Paris, (2), de Narmin Mustafa, peintre, qui avait déjà pris part à « Vies de femmes, vues d’artistes ». «  C’est la première fois que je viens en France », témoigne-t-elle. Des événements sont également organisés à l’occasion du Festival des Mille et Une, à Villeneuve d’Ascq, le week-end des 1er et 2 juillet (2).

Bertrand Foly, membre de l’association La Pluie d’oiseaux

« Aller au Kurdistan, ce n’est pas aller à Bagdad »

Tout cela ne va cependant pas de soi, témoigne Bertrand Foly, membre de l’association qui a réuni un fonds d’œuvres à exposer dans le futur musée kurde. «  L’Irak et le Kurdistan ne sont pas des zones qui préoccupent les institutionnels. On nous a même recommandé de ne pas y aller  », confie-t-il. Une partie de l’explication réside sûrement dans le fait que la zone d’autonomie kurde en Irak n’a pas d’existence internationale officielle. Ce qui, administrativement parlant, semble bloquer, du moins en France, des projets de coopération. « Aller au Kurdistan, ce n’est pas aller à Bagdad », insiste pourtant Olivier Touron, à l’intention de ceux qui craignent pour les conditions de sécurité. Des liens sont cependant en train de se tisser avec le Laac (Lieu d’art et d’action contemporaine) de Dunkerque ou encore les musées de Tourcoing et de Roubaix.

Ludovic FINEZ

(1) Le nom de l’association, créée par les peintres Edith Henry et Rebwar, est une référence à un poème évoquant le gazage des Kurdes à Halabja, par le régime de Saddam Hussein, quand les oiseaux tombaient comme en pluie. Site de l’association : www.lapluiedoiseaux.asso.fr

(2) Détails sur le site de l’association La Pluie d’Oiseaux (voir ci-dessus).


 

 

 

La Vie du Club

ESPACE PRESSE