L’affiche arrachée

La nouvelle n’a pas fait grand bruit. Elle n’a suscité ni commentaire, ni question. Au lendemain de l’Ascension, le vendredi 18 mai, l’équipe du Club de la presse a constaté que le portrait géant de Mohamed Benchicou avait disparu de la façade, arraché durant le week-end par une main anonyme. Blague de potache ou geste malveillant, cet acte constitue certes un non-événement. Il ne saurait en effet changer la détermination de celles et ceux que la liberté de la presse dans le monde préoccupe. Une préoccupation que symbolisait ce portrait, aujourd’hui arraché.

Pourquoi revenir et insister sur un vol aussi pitoyable ? C’est que cette affiche avait été posée le 6 février 2006 en même temps que les portraits d’Ingrid Bétancourt et de la journaliste américaine Jill Caroll, alors retenue en otage en Irak. Celui de Jill Caroll avait été retiré fin mars, à l’occasion de sa libération. En revanche, lorsque Mohamed Benchicou est sorti de prison, en juin 2006, nous avions décidé – avec lui – de laisser flotter symboliquement son portrait afin de continuer à sensibiliser sur les atteintes à la liberté de la presse, non seulement en Algérie, mais partout dans le monde. Dès sa remise en liberté, le journaliste algérien s’était en effet engagé à combattre pour la presse dans son pays et à voyager et militer pour défendre la presse et les journalistes menacés partout ailleurs.

De fait, M. Benchicou a tenu parole en écrivant une chronique quotidienne dans le journal algérien Le Soir, en participant à de multiples réunions et colloques en France, en Espagne, dans les pays arabes, etc. Il prépare actuellement la sortie d’un nouveau livre et rêve de recréer son journal Le Matin. En attendant, sous le titre « Le Matin, mon journal interdit », il le fait revivre via un blog particulièrement visité (http://benchicou-unblog.fr).

Nouvelle orientation

Cette volonté est remarquable alors que la presse algérienne souffre particulièrement. « La presse écrite, qui a largement couvert la campagne électorale des législatives du 17 mai, expliquait récemment l’AFP, compte une cinquantaine de titres nationaux totalisant environ 1,1 million d’exemplaires par jour, mais moins d’une dizaine ont une réelle audience. » Plus sévère, Mohamed Benchicou estime que, sur le plan de la qualité de l’information, « on les compte plutôt sur les doigts d’une main. » Le code pénal, dont la sévérité à l’encontre de la presse a été renforcée au début de cette décennie, et la récupération de certains titres par les sphères du pouvoir ont accentué ce phénomène d’érosion. De son côté, la presse audiovisuelle demeure entre les mains de l’Etat.

Au fil des années, les titres de la presse algérienne se sont érodés. La distribution souffre également. Les journaux arrivent de plus en plus difficilement en France. A Lille, on n’en trouve plus que trois ou quatre. Les lecteurs doivent être internautes.

Certes, assure le directeur du quotidien El Watan, Omar Belhouchet, après ses prises de position des années 90 pour ou contre le dialogue avec les intégristes islamistes, après son rôle de dénonciation du pouvoir dans les années 2000, la presse a pris aujourd’hui une nouvelle orientation. « On revient maintenant, affirme-t-il, à des standards internationaux » de journalisme. Mais les nombreuses condamnations de ces dernières années (peines de prison ferme et lourdes amendes) ont fait leur œuvre. La presse algérienne se sent plus que jamais sous surveillance.

L’amnistie prononcée en juillet 2006 par le président Bouteflika n’a pas empêché d’autres poursuites, parfois pour des faits remontant à plus d’une dizaine d’années. C’est le cas pour le correspondant du Figaro, Areski Aït Larbi, poursuivi en diffamation pour un article publié en 1994 dans l’hebdomadaire français L’Evénement du Jeudi. Il y dénonçait les conditions carcérales au pénitencier de Tazoult-Lambèse, où il a été emprisonné en 1986. En 1997, le juge d’instruction avait délivré un mandat d’arrêt contre lui. Condamné par défaut à six mois de prison ferme, il n’a été informé du verdict qu’en 2006, lorsque la police a bloqué le renouvellement de son passeport. Le tribunal correctionnel d’Alger vient de l’acquitter, ce 30 mai, au terme d’un procés qui avait mis tout le monde mal à l’aise.

Une mobilisation permanente

Durant la décennie 90, souvent baptisée années de plomb (ou de sang), il était de bon ton de s’apitoyer sur les journalistes algériens qui étaient devenus la cible des terroristes. Pour autant, de ce côté de la Méditerranée, leurs journaux étaient cités avec beaucoup de parcimonie et des montagnes de conditionnels. Force est de constater qu’aujourd’hui, on voit la presse algérienne de beaucoup plus loin.

L’affiche arrachée de notre façade agaçait peut-être. En Algérie, Benchicou n’est pas bien vu par les cercles du pouvoir. La presse pro-gouvernementale ne le porte pas dans son cœur. Normal, le pouvoir ne supporte pas la critique. Mais faut-il, de notre côté, faire un choix entre une personne retenue physiquement en otage (le portrait d’Ingrid Bétancourt est intact) et une presse de plus en menacée, en Algérie et partout ailleurs ? La question n’est pas de défendre une personne ou une catégorie de personnes en particulier. Elle est de savoir si une mobilisation permanente pour la liberté d’expression est indispensable ou non.

Philippe ALLIENNE

Une presse de combat qui entre dans le standard international

La presse algérienne moderne date du début des années 90. Dans le sillage du multipartisme (en 1989), le monopole étatique de la presse écrite va éclater. La presse privée est autorisée. Les journalistes qui travaillaient dans la presse publique (El Moudjahid, Algérie Actualités…) ont la possibilité de quitter leur rédaction moyennant des indemnités. En mettant ces indemnités en commun, nombreux d’entre eux créent leurs propres journaux. Ces derniers bénéficient d’aides, notamment en terme de locaux. L’actuelle Maison de la presse, dans le centre d’Alger, est une ancienne caserne mise à leur disposition moyennant un loyer préférentiel.

Quand le pays sombre dans la violence, les journaux vont essentiellement se distinguer en deux camps : ceux qui vont défendre l’interruption du processus électoral de janvier 1992 (qui aurait vu l’arrivée du FIS au pouvoir) et la lutte contre les terroristes intégristes ; ceux qui vont défendre un dialogue avec les intégristes et une solution négociée à la crise, comme le proposait le « Contrat de Rome » (ou « de San Egidio ») signé en 1995. Pour le chercheur Youcef Aggoune, « la presse s’était substituée aux acteurs politiques ». L’avocat Khaled Bourayou, cité par l’AFP, note qu’elle a été victime d’une « instrumentalisation », qui lui « coûté énormément » en terme de crédibilité.

L’analyse de l’AFP peut toutefois étonner quand on lit : « Résultat [de la division entre « éradicateurs » et « réconciliateurs », NDLR] : une centaine de journalistes ont été assassinés, des centaines se sont exilés, d’autres ont été traduits en justice et parfois emprisonnés. » Les assassinats de journalistes, mais aussi d’écrivains et autres intellectuels se sont cristallisés dès 1993. L’écrivain et journaliste Tahar Djaout (qui avait créé le journal Ruptures) en a été la première victime, le 26 mai 1993. Les terroristes ont frappé les journalistes qui s’exprimaient dans la presse publique (El Moudjahid, Algérie Actualités, l’agence de presse APS, l’ENTV…) ou privée et d’opposition (Le Matin, El Watan, Liberté…).

Grandissant dans ce contexte particulier, la presse algérienne est très vite devenue « une presse de combat », dit Omar Belhouchet, le directeur d’El Watan. Lorsque la situation sécuritaire s’est améliorée, « le combat des journalistes a évolué vers la dénonciation du système de gouvernement », mais « cette immixtion n’a pas été acceptée » par le pouvoir, qui a multiplié les procès contre la presse et durci les peines pour diffamation, déclare Me Bourayou à l’AFP.

Ph. A.
(avec AFP : dépêche du 22 mai 2007)


 

 

 

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