Les Mardis de l’Info

La France de Raphaël Glucksmann ?
Ouverte et cosmopolite !

, par Club de la presse hdf

Avec son dernier livre « Notre France, Dire et aimer ce que nous sommes » (1), le documentariste et essayiste Raphaël Glucksmann remet en lumière les pans de notre histoire que la tendance au repli voudrait faire oublier : humanisme, ouverture, cosmopolitisme. Il était l’invité du « Mardi de l’info » organisé par le Club de la presse à l’Espace Inkermann-Châtillon, à Lille, le 31 janvier, dans la continuité d’un précédent « Mardi de l’info » consacré aux intellectuels.

Raphaël Glucksmann était l’invité d’un Mardi de l’info organisé le 31 janvier à Lille autour de son livre "Notre France" (éd. Allary), dans la suite d’un précédent rendez-vous consacré à la place des intellectuels dans le débat public. (Photo Mathieu Hébert-Liberté Hebdo).

« Face à la tentation du repli qui submerge notre nation, il est temps de reprendre le récit français des mains de ceux qui l’avilissent », écrivez-vous. Vous remontez le récit jusqu’au Moyen Age. Pourquoi remonter si loin ?

J’ai écrit cet essai en réaction à deux phénomènes : d’abord le kidnapping du débat sur l’identité française par les déclinistes qui répètent ad nauseam que l’ouverture condamne la France à disparaître ; et pour répondre au silence de la gauche morale et politique sur ces questions (qu’est-ce qui fait un peuple ? Dans quel héritage social et politique s’inscrit-il ?) et aussi face aux dérives des discours de la droite sur ces questions-là.

J’interroge les unes que Valeurs actuelles diffuse une semaine sur deux sous l’angle « c’était mieux avant, nous savions quelles étaient nos frontières, notre couleur, notre religion... ». Cette pensée réactionnaire, comme chez Eric Zemmour par exemple, repose sur des syllogismes. D’abord le constat : nous sommes troublés, et la réponse n’est pas évidente ; qu’est-ce qu’être français ? Puis : avant nous savions. Enfin : on trouve des boucs émissaires. Avant, c’est quand ? Avant qui, avant quoi ? Quand la France était-elle identifiable à ce village monochrome et paisible qui fait les unes du Figaro Magazine ?

« La force de la France, précisément, est d’admettre la nature changeante et multiple de son identité. »

Je suis remonté jusqu’au Moyen Age et j’ai découvert que sur tous les sujets - le sang, la religion, la morale, la langue - il n’y avait pas de mythique pur, univoque et monochrome. Le premier grand texte qui unifie les Français fut le Roman de Renart, dit par les conteurs itinérants. Le personnage de Renart, c’est un voleur de poules, un animal qui entretient le flou, ni chien ni loup, ni de la forêt ni de la cour. Il dépasse les différences régionales, linguistiques et sociales. Tout le peuple français se rassemble dans la figure de ce voleur de poules qui passe son temps à jouer de la multiplicité de ses identités et qui dit : « je suis de là où je vais ». C’est le propre d’une identité ouverte que d’accepter la nature changeante et multiple de ses appartenances. A 3 ans ou à 50, une personne n’est plus la même. Et on voudrait qu’un peuple ait une identité figée pour des siècles !

La force de la France, précisément, est d’admettre la nature changeante et multiple de son identité. Face à Renart, il y a ceux que j’appelle les Tartuffe, qui regardent le mondent comme un tas de fumier parce qu’il ne correspond pas à la vision qu’ils ont de son identité.

Raphaël Glucksmann, documentariste et essayiste, est aussi chroniqueur pour l’Obs. (Photo Mathieu Hébert-Liberté Hebdo)

« Le problème n’est pas qu’il y ait des héritiers de Maurras et Barrès, mais qu’on ait perdu le fil des autres discours, ceux de l’ouverture, de l’humanisme... »

Comment devient-on ces Tartuffe ?

Au départ, Tartuffe pense réellement savoir ce que doit être la société. Il se définit d’un bloc ; il est totalement comme il devrait être. C’est la tendance des réactionnaires. Il y en a toujours eu. Des Lumières, on se souvient de Voltaire, Diderot... Mais il y avait aussi des Zemmour et des Villiers à l’époque. L’Histoire n’a pas retenu leurs noms. (...) Je ne m’effraie pas de l’existence des Zemmour, Buisson et autres. Ce qui m’interpelle, c’est que pour la première fois, la réponse est extrêmement faible. Le problème n’est pas qu’il y ait des héritiers de Maurras et Barrès, mais qu’on ait perdu le fil des autres discours, ceux de l’ouverture, de l’humanisme...

Comment l’expliquer ?

A l’Assemblée nationale, de plus en plus de députés affirment qu’il faut revenir au droit du sang, qui serait une façon de défendre la continuité de la France. Ce à quoi la gauche répond qu’il s’agirait d’une remise en cause d’un principe républicain. Or la question est plus ancienne : la France s’est façonnée bien avant la Révolution française. Son rapport à la Nation est juridique et non génétique. L’Allemagne se base sur la généalogie. En France, un édit royal de Louis X en 1315 affirmait que qui foulait le sol devenait franc. Il faut comprendre « Franc » d’abord au sens d’homme libre, dans un espace franc. Cela a été traduit en jus soli par François Ier en 1515. Donc si on veut revenir au droit du sol ancien, il faudrait revenir à 1515 !
Or une Nation est fondée sur un projet commun, et non sur la pureté génétique ou généalogique. C’est cette histoire-là qu’il faut rappeler.

Cette vision, même au Moyen Age, n’était pas dénuée d’intérêts...

Toutes les vagues d’immigration obéissent à des motivations pragmatiques, bien sûr. C’est l’assurance d’enrôler de nouveaux soldats, de percevoir de l’impôt... Les rois n’étaient pas des philosophes.

Depuis la parution de son livre, "Notre France", en octobre, Raphaël Glucksmann a participé à une cinquantaine de rencontres en France. (Photo Mathieu Hébert-Liberté Hebdo)

Dès les années 1980 dans les magazines, on voyait des Marianne voilées. Selon vous on n’a pas su réagir dès cette période ?

Plusieurs facteurs l’expliquent : il y a d’abord une crise profonde de la parole politique, depuis trente ou quarante ans, incapable de dire ce qui fait la France. Il y a aussi une crise économique et une crise des structures. Sur quoi repose le cosmopolitisme français ? Sur un récit commun et sur des structures d’intégration, comme l’a été le service militaire, remplacé par rien, qui faisait qu’un gamin de Trappes, d’un village alsacien ou d’un quartier du Lille pouvaient se croiser au moins une fois dans leur vie. C’était aussi le cas des syndicats et des partis de masse. On exprime ce sentiment de désintégration en utilisant un bulletin au nom de Marine Le Pen.

« C’est une faillite intellectuelle d’avoir cru à la fin de l’histoire, d’avoir cru que le Mur de Berlin tombé, la politique ne servirait plus à grand chose, qu’on pourrait se reposer sur nos lauriers. C’est le problème d’une génération qui a remplacé la politique par la gestion. »

Parallèlement, il y a une peur de l’islam, nourrie par le fondamentalisme et les attentats, et une relation terriblement complexe et empreinte de culpabilité que la France entretient avec ses anciennes colonies. Tant qu’il n’y a pas d’horizon qui puisse être collectif et des structures qui le fassent vivre, le discours de Marine Le Pen ne pourra pas être endigué.

C’est une faillite intellectuelle d’avoir cru à la fin de l’histoire, d’avoir cru que le Mur de Berlin tombé, la politique ne servirait plus à grand chose, qu’on pourrait se reposer sur nos lauriers. Mettre des pin’s et organiser des concerts de hip hop ne suffit pas. (...) Pourquoi les gens se ruent-ils sur les livres de Zemmour - écrits avec les pieds et pleins de chiffres faux ? Pas parce qu’ils sont devenus xénophobes. C’est qu’il y a dans ces livres des clés de compréhension du monde, ce qui n’est plus fait par les progressistes. On a cru bêtement qu’une sorte de main invisible assurerait l’avenir de l’Humanité. On se réveille avec la gueule de bois. Pour croire au progrès, il faut que les jeunes soient plus riches que les vieux. Le rapport s’inverse. On croyait à la paix : la guerre est aux portes de l’Europe et on a le Jihad à Paris. Rien n’est acquis. L’Homme de gauche n’y était pas préparé.

Etes-vous optimiste ou pessimiste ?

Vous connaissez cette blague de Billy Wilder, disant qu’il y avait deux sortes de juifs : les optimistes, qui ont fini à Auschwitz, et les pessimistes, qui ont fini à Hollywood. Je fais un constat pessimiste. Mais si on se réveille, on a une histoire, une culture, des arguments et de l’énergie pour empêcher le désastre, pour réagir face à l’extrême droite. (...) Tout dépend de nous. Je suis optimiste par nécessité.

« Si on se réveille, on a une histoire, une culture, des arguments et de l’énergie pour empêcher le désastre, pour réagir face à l’extrême droite. (...) Tout dépend de nous. Je suis optimiste par nécessité. »

Qui sont les progressistes selon vous ? Les partis sont-ils armés pour porter cette dynamique ?

Jamais autant de Français n’auront été engagés dans des associations. Il est stupide de dire que les jeunes sont dépolitisés. Il existe une grande énergie dans l’économie sociale et solidaire, dans l’accueil des réfugiés... Le désir d’engagement est très fort. Dans toutes les rencontres auxquelles j’ai participé (depuis la sortie du livre, ndlr), tous les participants étaient engagés dans telle ou telle action, mais pas dans un parti politique, parce que leur structure ne correspond pas à leur attentes. Le problème des tous les mouvements horizontaux - Nuit Debout, les Révolutions arabes... -, à l’exception des Indignés/Podemos, c’est qu’ils ont fini en eau de boudin par incapacité de se transformer en force politique. Traduire le désir d’engagement en mouvement politique, c’est tout l’enjeu.

Il y a eu des mouvements, comme les Marches pour l’Egalité dans les années 1980, qui portaient de véritables revendications...

Oui, dont celle-ci : nous voulons être partie prenante de la société. Puis quelques communicants autour de l’Elysée ont transformé ça en gadget avec des concerts place de la Concorde à Paris. Ce n’est pas ça qui fait l’égalité. De la même façon aujourd’hui, répéter « vivre ensemble » comme un slogan en a vidé le sens, à tel point que deux solutions émergent : prôner le « vivre séparé » ou rendre sa substance à un projet républicain. (...) C’est le problème d’une génération qui a remplacé la politique par la gestion.

Vous reprochez à François Hollande (et d’autres dirigeants) de ne pas aller au bout...

En Allemagne, Angela Merkel joue son avenir politique sur une question : l’accueil des réfugiés syriens. Même après un attentat commis par un Syrien sur son territoire, elle ne change pas de discours, expliquant que ce serait en ce cas une victoire des terroristes. Pourquoi la France n’a-t-elle pas produit ce type de discours ? Pas un leader français n’a prononcé le quart du dixième de ce qu’elle a prononcé sur ce sujet. (...)

Raphaël Glucksmann : « Le problème n’est pas qu’il y ait des héritiers de Maurras et Barrès, mais qu’on ait perdu le fil des autres discours, ceux de l’ouverture, de l’humanisme... » (Photo Mathieu Hébert-Liberté Hebdo)

Angela Merkel est née dans un pays, un système et un monde qui n’est plus celui qu’elle connaît et dirige aujourd’hui. Elle a rencontré l’Histoire dans sa dimension tragique. Ce qui explique peut-être qu’elle ait un rapport différent au monde des idées.

Dans les jeunes générations, il y a aura un rapport à la politique plus sincère, moins égocentré, parce que des événements tragiques auront façonné leur rapport au monde. La redéfinition du système politique, les attentats qui ébranlent les consciences... Il est extrêmement compliqué pour des gens formés à la gestion de réagir à ce qui arrive de manière aussi violente. François Hollande, comme les autres membres du personnel politique de sa génération, n’était pas prêt à cela. L’Europe, une défense commune, un projet républicain... Ce sont des questions de vie ou de mort, pas des questions subsidiaires qu’on étudie à Sciences Po sous le prisme de la communication. (...)

Dans l’Obs, vous écriviez récemment que « la gauche social-libérale » ne parviendrait pas à faire changer les choses. Pourquoi ?

Il s’agit de ce modèle qui, avant Macron et Renzi, était incarné par Blair et d’autres. Je me souviens d’un sommet européen à Vienne en 1998. On parlait alors d’Europe rose, avec Jospin, d’Alema, Schröder, Blair... Il n’y avait pas Berlusconi qui venait faire son show, Nicolas Sarkozy qui n’était pas content, Kaczynski et son Inquisition, Orban... La Russie n’était pas revanchiste et l’euro était dans les tuyaux. C’était le moment où on pouvait inventer une gouvernance européenne. Relisez ce que d’Alema disait à la sortie de ce sommet de deux jours entre gens de bien : 95 % des discussions ont porté sur les magasins duty free... C’est ce rapport au monde qui est fini, cette illusion social-libérale, qui croyait qu’il n’y aurait plus de grand conflit, que tout irait de soi...

La démocratie libérale, que partagent les Etats-Unis et l’Europe, repose sur un équilibre instable issu de la confrontation de deux forces : une tendance holiste face aux revendications de l’individu et de l’espace privé. Problème : il y a une telle financiarisation du capitalisme international que le pôle public, holiste, s’est affaissé devant le chacun pour soi, ce qui produit du repli sur soi. Il est nécessaire de réhabiliter l’autre pôle. C’est la mission de notre génération. Hegel le rappelait : une société est faite d’un tout et de parties. Quand on a de trop longues périodes de paix, les parties pensent qu’elles peuvent vivre seules, autonomes, ne devant rien au tout. C’est à ce moment que le tout décide d’une guerre pour leur rappeler que la mort du tout, c’est la mort des parties et que la survie des parties dépend de la survie du tout.

(1) « Notre France ; dire et aimer ce que nous sommes », Allary Editions, octobre 2016.


 

 

 

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