Le journalisme d’investigation en question

Le journalisme d’investigation à la française indispose Pierre Péan. Etonnant de la part de l’auteur de « L’Homme de l’ombre », « Affaires africaines », « Noires fureurs, blancs menteurs » ou, plus récemment, « Le monde selon K » (1) où il met en cause le ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner sur ses affaires privées en Afrique.

Pierre Péan n’aime pas le journalisme d’investigation alors qu’il passe pour en être l’un des plus connus. Mais c’est un fait. Ou plutôt, c’est la revue « Médias » qui en fait sa couverture d’automne : « Il a osé ! Pierre Péan dénonce le journalisme d’investigation ». Et elle lui consacre pas moins de neuf pages pour tâcher de comprendre.

Photographié par Bruno Lévy dans un confortable blouson de cuir sentant le neuf, Péan explique n’avoir rien d’un baroudeur. Aux témoignages, il préfère les documents écrits. Il compulse, réfléchit, prend le temps d’approfondir et ne se limite pas à quelques colonnes de textes. Autant de possibilités qui lui sont offertes par le livre (il en a publié une trentaine) et qui n’existent pas –ou de moins en moins- dans la presse.

Juges et journalistes

Jusque là, on ne peut que l’approuver. On le comprend aussi lorsqu’il dénonce ce qu’il appelle « l’association occulte » entre les juges et les journalistes. « Les journalistes d’investigation [français] ne font pas d’enquête » aurait découvert le juge Halphen à l’époque de l’affaire des HLM (au début des années 2000). Le reproche ? Les journalistes ont accès aux PV d’instruction trop facilement (cela arrange les juges et les politiques). Ils n’ont pas besoin de chercher, d’enquêter, de recouper. Cela tombe bien puisqu’ils n’ont de toute façon pas le temps. Ils sont de fait manipulés et le système judiciaire en prend un coup avec la violation du secret de l’instruction et de la présomption d’innocence.

Le raisonnement de Pierre Péan semble somme toute logique. Mais il est fragilisé dès lors qu’il se transforme en véritable réquisitoire contre Le Monde, Médiapart et… Edwy Plénel. On peut apprécier ou au contraire détester les trois (ou seulement Plénel !) mais à force de systématisme, l’attaque sombre dans la contradiction. Et Laurent Mauduit, ancien du Monde et journaliste à Médiapart, ne manque pas de placer le co-auteur de « La face cachée du Monde » » devant ses contradictions. « Il a cherché à s’en prendre au journalisme d’investigation qu’incarnait alors Le Monde et, par contraste, ne s’est que très peu intéressé aux dérives du journal, celles auxquelles œuvrait à l’époque Alain Minc », dénonce-t-il.

Que serais-je aller faire au Rwanda ? »

Mais la suite de l’interview devient beaucoup plus curieuse lorsqu’est abordé le génocide rwandais, dans les années 90. Dans son livre « Noires fureurs, blancs menteurs » (2), Pierre Péan s’emploie à remettre en cause la thèse de la responsabilité française et à accuser le FPR des rebelles tutsis. Et là, c’est son ancienne amie (assure-t-il), la journaliste du Soir Colette Braeckman, qui se retrouve sur la sellette. Elle avait été l’une des première à dénoncer le rôle de la France. Pour Péan, elle a « un grand problème avec la France ».

Et quand Colette Braeckman (qui, soit-dit en passant, a depuis nuancé sa position) rétorque que Péan n’a jamais mis les pieds au Rwanda, ce dernier ricane. « Que serais-je allé faire au Rwanda, qui est une dictature, alors qu’un nombre si important de dissidents rwandais sont à l’extérieur ». CQFD, Dr Péan !

Mais si l’on feuillette la revue, on trouvera un second article consacré au « génocide rwandais vu par les médias français ». Expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Bernard Lugan se fait avocat général contre la presse française.

C’est donc une thèse qui est défendue. Et avec le soutien de Robert Ménard, directeur de la rédaction de « Médias » et interviewer, pour l’occasion, de Pierre Péan. Voilà donc le journalisme d’investigation « à la française » cloué au pilori par le ghota (3) de la critique des médias ! Reste que les grandes affaires évoquées par Médias ne constituent pas l’intégralité du journalisme d’enquête. Même chose pour les méthodes et les dérives justement dénoncées.

En régions (celles que l’on appelait jadis « La Province »), l’enquête existe. Les affaires également. Elles sont traitées. Souvent bien, même si le temps et la place font systématiquement défaut. Mais des journalistes, moins connus que ceux du ghota parisien, travaillent et prennent des risques. Parce qu’ils ont compris la définition et l’intérêt du journalisme. Le terme journalisme d’enquête (ou d’investigation) est un pléonasme avait un jour rappelé, au club de la presse, notre consœur Bénédicte Charles. La couverture sensas de « Médias » a failli nous le faire oublier.

Philippe ALLIENNE

(1) Le Monde selon K. (Fayard, 2009).
(2) Noires fureurs, blancs menteurs : Rwanda, 1990-1994 (Mille et une nuits, 2005)
(3) Dans l’interview qu’il co-réalise avec Emmanuelle Duverger, Robert Ménard évoque, s’agissant du journalisme d’investigation, le « ghota du journalisme »


 

 

 

La Vie du Club

ESPACE PRESSE