Le message de Mohamed Benchicou : « N’ayez pas peur de leur prison » (15 juin 2006)

« Vous devinez mes amis, mes confrères, mes compagnons de lutte, amis lecteurs du Matin qui ne désespérez pas de renouer avec votre journal, vous devinez ma joie de vous retrouver en cette journée de printemps, en liberté, après deux longues années d’absence. Mes pensées émues vont d’abord aux absents, amis partis pendant mon emprisonnement, à tous ceux qui ne partagent pas aujourd’hui avec nous ce moment.

Je pense à Hachemi Cherif, dont j’ai suivi les derniers mois de maladie et qui reste pour moi un exemple de persévérance et de lucidité politique ; je pense à Salah Boubnider, notre « Saoût El Arab », qui a su prolonger le combat de Novembre dans le combat pour la démocratie ; je pense à Djamel Amrani, le poète insoumis, qui nous laisse ses vers inépuisables. A Jacques Charby, qui consacra sa jeunesse à soutenir le combat du FLN pour l’indépendance de l’Algérie et qui, jusqu’à son dernier jour, m’apporta un soutien moral constant, refusant même de recevoir la médaille des mains du président algérien en signe de protestation contre mon emprisonnement arbitraire ; à mon confrère Sadek Aïssat, sans doute l’un des plus talentueux esprits qu’ait connus Le Matin ; à Nabil Belghoul formé au Matin avant de devenir ce grand photographe et qui nous a quittés à la fleur de l’âge. Je me recueille sur la mémoire de ces chers compagnons dont je n’ai pas assisté à l’enterrement. Oui, mes amis, je suis heureux de vous retrouver en cette journée des libertés et de la plume libre, debout, intact ; de vous retrouver après les deux ans de prison que m’a infligés le pouvoir algérien pour mes idées, pour mes écrits, un emprisonnement arbitraire obtenu aux moyens de procédés mafieux, qui déshonorent leurs auteurs, et au prix d’une honteuse manipulation de la justice, de la police et de diverses institutions de la République. Cette épreuve, mes amis, je l’ai endurée sans concession et sans regret car, dès le premier jour, je l’ai inscrite dans le prix que notre génération doit payer pour les libertés, toutes les libertés : liberté de penser, liberté d’écrire, liberté de parler, liberté de se rassembler, liberté d’entreprendre, liberté de créer et pour reprendre Nazim Hikmet, liberté de se battre.

Ils se sont sali les mains pour rien

Le peuple algérien mérite toutes ces libertés, aujourd’hui et maintenant. Il mérite la plus belle des libertés et nous la lui offrirons parce que nous lui devons de vivre libre. Oui, je ressors intact et aussi déterminé qu’avant de subir cette épreuve de prison que le pouvoir a pourtant voulue la plus pénible et la plus éprouvante possible afin qu’elle serve de leçon aux Algériens qui luttent pour la liberté. On m’a arraché à mon fils et à mes deux filles, on m’a censuré toutes les correspondances qui m’étaient destinées pendant ces deux ans. On m’a privé de soins spécialisés, on m’a conduit 44 fois devant le juge dans un panier à salade pour répondre des articles parus dans Le Matin, 44 journées passées dans les geôles souterraines, dans le froid et l’insalubrité. Mais ils se sont salis les mains pour rien. Je ne suis aujourd’hui affaibli ni physiquement, ni moralement. Je ressors intact. Avec la même détermination. Si je ressors intact et aussi déterminé qu’avant, c’est bien sûr grâce au soutien moral constant que m’ont apporté ma famille, mes fidèles avocats, mes amis ainsi que des milliers de citoyens anonymes, ici en Algérie et à l’étranger. Je tiens à les en remercier et à leur rendre hommage. Je tiens surtout à rendre hommage à ma femme Fatiha qui fit preuve d’une bravoure remarquable. Bien sûr, je ne pourrais pas tous les citer, tant ils sont nombreux. Que ceux que j’aurais omis, et j’en omettrai certainement, me pardonnent. Mais je dois aussi d’être sorti indemne et déterminé de cette épreuve à l’aide que j’ai reçue à l’intérieur même de la prison de la part de mes codétenus, aide précieuse et inoubliable, expression de la solidarité généreuse de l’Algérie profonde envers ses détenus d’opinion. A la compréhension dont j’ai bénéficié de la part de l’administration de la prison et des gardiens.

Aussi je vous le dis haut et fort : N’ayez pas peur de leur prison s’il faut y entrer pour ses idées. Vous y trouveriez des hommes qui s’interposeront entre vous et vos bourreaux politiques, des fils de notre peuple pour la plupart injustement incarcérés, dont de brillants cadres qu’il est de notre devoir de réhabiliter. Ils vous aideront à supporter le poids de l’épreuve, ils vous épargneront les fatigues et les besognes… pour que vous gardiez votre dignité et votre santé, pour que les bourreaux ne triomphent pas de l’idée et de la plume. C’est cela notre peuple ! Et c’est ainsi, mes amis, que j’ai appris ces deux dernières années à mieux aimer cette terre où je suis né et où sont nés mes enfants, la terre de mon père et de ma mère. J’en profite pour saluer et remercier mes frères codétenus d’El-Harrach dont le soutien quotidien et décisif restera gravé dans ma mémoire. Oui, qu’importe si vous subissez la prison pour vos idées ! Vous découvrirez aussi l’imposante solidarité d’une Algérie qui se bat en dépit de la répression, de la malvie et du chômage et qui saisit, aux côtés du peuple du Maghreb, le vent de la liberté qui souffle sur le monde. Je n’ai jamais manqué de soutien de la part de cette Algérie-là. A commencer par ces milliers de chaleureux messages de sympathie qui affluaient de la part de modestes citoyens d’Algérie ou de l’étranger et que je n’ai pas eu l’occasion de lire. Et comment oublier mes fidèles et courageux amis du Comité Benchicou pour les libertés ainsi que ceux du Collectif pour la liberté de la presse en Algérie qui ont porté contre vents et marées pendant deux ans ma cause et celle de la liberté de la presse à bout de bras, avec succès. Que serais-je devenu sans eux ? Toute ma reconnaissance va aussi aux organisations politiques, aux syndicats, aux associations et aux comités citoyens, aux militants des droits de l’homme, et en particulier à l’infatigable Ali Yahia Abdenour, qui se sont fait le relais de cette cause. Ma gratitude va à mes confrères de la presse libre, El Watan, Liberté, El Khabar, et surtout Le Soir d’Algérie dont les journalistes et les responsables m’ont comblé d’une magnifique amitié et d’un indéfectible soutien tout au long de ces deux années. Toute ma reconnaissance aux artistes - écrivains, chanteurs, comédiens - intellectuels et universitaires qui m’ont soutenu dont le brave cheb Azzedine qui a payé sa chanson de huit mois de prison. Voilà pourquoi, mes amis, je sors aujourd’hui de prison intact, avec les mêmes convictions et que je crie « oui, nous avons eu raison d’écrire ce que nous avons écrit, de publier ce que nous avons publié ! » Ce sont les idéaux défendus par vos plumes talentueuses qui vont dans le sens de la vérité et de l’histoire. Ces mots de l’optimisme et de l’espoir, je sais que vous les comprenez, vous les dignes fils de l’Algérie qui refuse d’abdiquer devant le népotisme et le despotisme ; l’Algérie qui se bat et qui respire encore du souffle de Novembre.

J’ai suivi de ma prison votre combat tenace pour sauvegarder le droit des Algériens à une presse libre. C’est ce qu’aurait voulu Kheiredine Ameyar, dont on vient de marquer le 6e anniversaire de la mort, c’est ce qu’auraient voulu Djaout, Mekbel, Ouartilène, Tazrout. C’est ce qu’auraient voulu les 73 confrères assassinés par l’intégrisme et c’est ce combat qui, entre 2004 - 2006, a valu la prison à cinq journalistes et qui fait planer la menace sur 23 autres en attente de leur jugement définitif. En dépit de la répression et d’une justice aux ordres, de ma prison, j’ai suivi votre combat pour imposer des syndicats libres qui protègent la dignité des travailleurs, de nos médecins, de nos enseignants, de nos cadres et de nos fonctionnaires. Leur dignité et l’avenir de leurs enfants. J’ai suivi de ma prison votre lutte acharnée contre l’oubli et la trahison, chères familles victimes du terrorisme, votre lutte pour la vérité et la mémoire de nos martyrs civils, militaires, patriotes, policiers qui nous ont sauvés d’un Etat théocratique. J’ai suivi de ma prison, et je vous le dis en ce 14 juin qui garde le souvenir du sang de Massinissa, votre combat pour tamazight, pour notre identité et pour la plateforme d’El Kseur. J’ai suivi de ma prison votre combat majestueux pour les droits de nos femmes, qui, comme le jasmin d’Alger, sont le symbole de la beauté algérienne. Chers amis, dans le combat pour la liberté et la démocratie en Algérie vous n’êtes pas seuls, le monde vous regarde. Au cours de mes deux années de prison j’ai pu vérifier à quel point le combat algérien pour la liberté et la démocratie et l’édification d’un Etat de droit bénéficie d’une reconnaissance internationale et d’une sympathie de l’opinion mondiale. A nous de renforcer la demande démocratique interne sur laquelle pourra mieux s’appuyer la solidarité internationale.

Nous sommes nombreux à vouloir le printemps

Je profite ici pour exprimer ma reconnaissance et ma sympathie
- Aux journalistes, intellectuels, avocats, magistrats, militants démocrates et des droits de l’homme d’Egypte, et en premier lieu à l’écrivain, prix Nobel de littérature, Naguib Mahfouz, qui ont soutenu admirablement le combat des journalistes algériens.
- Aux camarades et confrères de Tunisie et du Maroc qui m’ont apporté leur soutien moral constant, en particulier Sihem Bensedrine et Ali Lemrabet, précieux symboles du futur Maghreb démocratique, espace de liberté et de la modernité.
- Aux amis des Etats-Unis, en particulier ceux de l’organisation mondiale des écrivains Pen Club International qui m’ont décerné, ainsi qu’à la presse algérienne, le prix Barbara Goldsmith Pour la liberté d’écrire. A l’organisation Human Rights Watch qui a relayé et porté notre combat jusque là-bas. Un grand merci également à Suzanna Ruta, journaliste indépendante, et aux confrères de C. B. S News, du Newyorker et des grands médias américains qui ont régulièrement dénoncé mon incarcération arbitraire, le harcèlement de la presse algérienne ainsi que le recul des droits de l’homme en Algérie. Je n’oublie pas le soutien régulier apporté par l’ambassadeur des Etats-Unis à Alger.
- Aux amis de la République arabe sahraouie qui ne m’ont jamais oublié et à qui je souhaite un avenir radieux dans l’indépendance.
- A ceux d’Espagne, et en particulier à l’équipe de la Voz del Occidente qui m’ont récompensé et récompensé la presse algérienne du prix international de la liberté d’expression 2006, et au quotidien El Pais. A mes amis cubains, à leur tête le journaliste et écrivain Raoul Ribéro qui m’ont témoigné de leur soutien sans relâche.
- Aux courageux amis de l’Algérie qui formaient le réseaux Jeanson aux côtés du FLN pendant la guerre de Libération et qui m’ont fait l’insigne honneur d’être à mes côtés durant mon incarcération. Je cite entre autres le regretté Jacques Charby, Claude Vinci, Jean Tabet.
- Aux députés européens qui ont avec abnégation dénoncé l’injustice qui m’a frappé et soutenu la cause de la presse algérienne réprimée, à tous les parlementaires européens qui ont voté la courageuse résolution du 9 juin 2005 condamnant mon incarcération et dénonçant les atteintes à la liberté d’expression et de presse en Algérie.
- Aux confrères de Reporters Sans Frontières, de la Fédération internationale des journalistes, du Comittee to Protect Journalists, à l’Association internationale des éditeurs de presse, à l’Organisation arabe des journalistes, à la Ligue arabe des droits humains, qui n’ont ménagé aucun effort pour me venir en aide, pour dénoncer et démonter la machination dont j’ai fait l’objet et pour soutenir la presse algérienne.
- Aux dirigeants et les militants de la gauche française (Parti communiste, les Verts, Parti socialiste) qui se sont personnellement impliqués dans le soutien à la presse algérienne et qui ont constamment revendiqué ma libération.
- A la sénatrice Alima Boumediene qui a fait le voyage en Algérie pour tenter d’intercéder en faveur des journalistes algériens emprisonnés.
- Aux confrères, et aux syndicats de journalistes, de France, d’Italie, du Portugal, d’Espagne, du Canada, d’Allemagne qui ont dénoncé avec nous les atteintes à notre liberté de la presse. Un clin d’œil affectueux pour mes confrères du quotidien L’Humanité qui m’ont fait l’amitié de me soutenir sans relâche, et à l’écrivain Gilles Perrault. Je n’oublierai pas le courage des ONG qui ont visité l’Algérie et qui ont ouvertement, à l’image de Human Rights Watch, Amnesty International et la FIDH, dénoncé mon emprisonnement arbitraire ainsi que la répression qui s’abat sur la presse libre algérienne et exigé des autorités algériennes ma libération. Et enfin, à tous les militants de la liberté anonymes, partout où ils se trouvent, qui ont joint leur voix à la nôtre pour dire non à l’arbitraire et à la répression. Oui, mes amis ! Nous ne sommes pas seuls et nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir le printemps. L’avenir nous appartient et appartient à nos enfants. »

Mohamed Benchicou

Les intertitres sont de la rédaction


 

 

 

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