Les « Bévues de presse » du « maljournalisme » - 28/05/2004

La sortie, il y a deux ans, de « Bévues de presse » a été accueillie par un silence assourdissant de la part de la presse. Son auteur, Jean-Pierre Tailleur, était au Club le 31 mars, pour discuter du « maljournalisme », un concept de son cru. Retour sur un livre qui tape sur tout le monde. Son principal intérêt : présenter des cas concrets d’articles et enquêtes indignes de ce nom.

Une courte note de lecture dans Le Monde Diplomatique, une colonne dans Le Point, une 4e place dans le « Top 10 - 2003 » de Technikart… Il fallait être un lecteur de presse particulièrement attentif pour savoir qu’un certain Jean-Pierre Tailleur publiait, en février 2002, un livre intitulé « Bévues de presse » (1).

A part les habitués des sites internet alternatifs consacrés aux médias et les abonnés aux listes de discussion sur le même thème, qui en a entendu parler ? Et pour cause, l’auteur de « Bévues de presse », inventeur du concept de « maljournalisme » (sur le modèle de la « malbouffe » chère à José Bové) tape sur tout le monde ou presque.

Le « maljournalisme » pourrait se résumer à un mélange de manque de sérieux et d’enquête bâclée ou inexistante. « En publiant ce livre, Jean-Pierre Tailleur ne se fera pas beaucoup d’amis dans son milieu professionnel, car il ose briser quelques tabous sans épargner les vaches sacrées que sont Le Monde (Ndlr : depuis, la « vache sacrée » Le Monde a pris plus d’un coup dans les cornes…) ou Le Canard Enchaîné », écrivait à l’époque Alain Woodrow, ancien journaliste au Monde (2), dans la postface du livre. Jean-Pierre Tailleur débute d’ailleurs son ouvrage par une confidence : « Bévues de presse » devait initialement « être publié par un "grand éditeur" parisien » (les Editions du Seuil en l’occurrence), qui finalement se désistera.

Journaliste pigiste et traducteur

Jean-Pierre Tailleur est un ancien cadre de la banque, arrivé au journalisme sur le tard. Pigiste pour des supports aussi bien techniques que généralistes (L’Usine Nouvelle, Le Monde Diplomatique, El Pais, Phosphore, La Dépêche du Midi…), il est également traducteur, bon connaisseur de la presse des États-Unis (où il a débuté sa carrière de journaliste), espagnole et sud-américaine.

A la différence des nombreux pamphlets cherchant à démontrer les intentions malveillantes de certains patrons de presse, Jean-Pierre Tailleur dénonce, exemples à l’appui, la qualité médiocre d’articles et enquêtes parus dans la presse française. L’exercice l’amène ainsi à ouvrir au hasard des éditions de la presse quotidienne régionale, pour nous commenter ses lectures.

On citera une enquête du Midi Libre sur les opportunités du marché espagnol pour les entreprises du Languedoc-Roussillon, qui multiplie les erreurs et les approximations. Manque de sources pertinentes, statistiques hors sujet ou prêtant à confusion, incohérences entre différents passages de l’article, choix redondants dans les personnes interrogées, affirmations non étayées par des faits… On s’arrêtera là : l’auteur en dénombre vingt.

Au hasard encore, un article de La Voix du Nord qui, sous couvert de une « au parfum d’investigation », n’est en fait qu’un « compte-rendu des travaux de la Chambre régionale des comptes sur l’endettement de la Cité sous Pierre Mauroy ».

Les limites de la méthode

Si l’accumulation des exemples a une force de persuasion certaine, la méthode a cependant ses limites. Par exemple, quand l’auteur lit pour nous L’Est Républicain du 13 septembre 2000. Le journal traite de la décision de la mairie de rendre piétonne la place Stanislas. Il s’étonne que nulle part, ne soit exposé le processus qui y a conduit. Ou encore que l’éditorialiste n’explique pas pourquoi il qualifie cette décision de « virage à 180 degrés ».

Simple suggestion : le sujet a peut-être déjà été traité en long et en large dans les éditions précédentes ? Même si un journal doit informer ses lecteurs au mieux tous les jours, difficile de faire abstraction de l’éventuel suivi du dossier par le journal de Nancy. Cela aurait mérité vérification.

L’autre point faible, c’est l’accumulation de comparaisons. Le propos n’avait pas besoin de ces facilités d’écriture. « Bévues de presse » fourmille de formules du genre : « Que penser de deux critiques gastronomiques ne distinguant pas le cassoulet de la paella ? » En l’occurrence, Jean-Pierre Tailleur réagit à une remarque, qu’il juge idiote, signée de Florence Aubenas et Miguel Benasayag (dans « La Fabrication de l’information », éditions La Découverte) : « Tous les journaux de Londres à Tokyo traitent les événements de la même façon ».

Investiguer sur les investigateurs

Cela ne remet pas en cause les enseignements de l’essai. La comparaison opérée entre la presse française et espagnole, dont plusieurs titres nationaux impriment des éditions locales (qui s’ajoutent aux titres strictement locaux) rédigées par de véritables équipes détachées, laisse songeur. Des exemples cités par l’auteur, on sort effectivement convaincu que le rôle citoyen de la presse locale est beaucoup plus à chercher de l’autre côté des Pyrénées que chez nous.

Intéressantes également les pages consacrées à la presse américaine, qu’un certain conformisme bien pensant aime à caricaturer en porte-parole partisan, au service de l’hégémonisme US, croulant sous les scandales à répétition. Rappelons juste le cas le plus médiatisé, celui de Jayson Blair, journaliste viré du prestigieux New-York Times, après avoir reconnu des bidonnages en série.

Dénoncer les égarements des voisins est légitime, à condition d’accepter de s’observer soi-même. « Je connais le cas équivalent d’un journaliste de Libé qui a été viré dans un silence assourdissant », assurait ainsi Jean-Pierre Tailleur lors de sa venue au Club.

Dans « Bévues de presse », il explique également que la presse américaine dispose de vrais titres critiques et d’investigation sur les médias (Newspaper Research Journal, Columbia Journalism Review, American Journalism Review, Extra…), dont manque cruellement la France. Les quelques rares médiateurs nommés dans les médias français (au Monde et à France 2) semblent également beaucoup moins incisifs sur la qualité et le sérieux du travail des journalistes que les « ombudsmans » américains. Ces derniers sont d’ailleurs des représentants des lecteurs auprès de la rédaction et non l’inverse comme en France.

« Le Canard » y laisse des plumes

Le livre de Jean-Pierre Tailleur a également pour qualité de ne pas réserver ses flèches à la PQR. L’auteur épingle ainsi plusieurs exemples d’enquêtes non étayées et d’articles basés sur trop peu de faits précis, dans les colonnes de Marianne, du Point, de Télérama

Comme le précise Alain Woodrow dans la post-face, l’auteur ose remettre en cause la réputation de sérieux et d’investigation du Canard Enchaîné, dont il reconnaît toutes les qualités par ailleurs.

Son étude des articles consacrés à la chute de Vivendi met en évidence un manque de compréhension des chiffres et des notions économiques maniés par les rédacteurs. Tout en précisant qu’en fait d’investigation, beaucoup de papiers se fondent sur des notes et des rapports plus ou moins confidentiels, confiés à la rédaction par des sources anonymes, du moins pour le lecteur. « Il faut aussi avoir le courage d’attaquer les journaux qu’on nous présente comme inattaquables », commentait Jean-Pierre Tailleur au Club.

Evidemment, conclure que la presse française est bonne à jeter serait idiot. Ce n’est d’ailleurs pas l’intention du journaliste. Son but semble, tout simplement, de montrer que la médiocrité peut se rencontrer dans tous les titres, même ceux d’une qualité supérieure à la moyenne.

« Il faut être factuel », disait-il également l’autre jour, pour regretter que trop d’articles adoptent le ton éditorial sans l’étayer par un travail d’enquête et de reportage. Si le lecteur de presse ne devait retenir qu’une chose de « Bévues de presse », ce pourrait être de toujours conserver son regard critique. Devant une feuille de chou comme devant les signatures et les titres les plus prestigieux.

Ludovic FINEZ

(1) « Bévues de presse. L’information aux yeux bandés », Jean-Pierre Tailleur, Éditions du Félin, 235 pages. L’auteur anime également un site internet (maljournalisme.chez.tiscali.fr).
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(2) Alain Woodrow est l’auteur de « Information Manipulation » et « Les Médias. Quatrième pouvoir ou cinquième colonne », aux Éditions du Félin.
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