Mots suspects et images coupables - Editorial de la Lettre du Club n°69 - septembre 2005

Ce sont six portraits, six photos d’une descente aux enfers : la déchéance physique d’une jeune femme. Le premier cliché la montre telle qu’elle était à 29 ans : belle. Les images suivantes témoignent de la rapidité avec laquelle son visage se dégrade. A 39 ans, ses traits sont déformés, ravagés et considérablement vieillis. En dix ans, la photomaton est devenue fantomatique. En dessous, deux lignes nous explosent à la figure : « Roseanne Holland, toxicomane » ; « CHOC contre la drogue ». Tout est dit, ou plutôt, tout est montré, tout est livré. C’est froid, glacial, cruel. Dans son édition du 11 août, le magazine Choc, du groupe Hachette Filippachi Médias (Lagardère), relisait à sa manière le slogan éternel de Match : « Le poids des mots, le choc des photos ».
People et sensationnel, ce bimensuel se veut également « pédagogique ». Il a ainsi repris la campagne contre la drogue menée en 2004 par la police londonienne : huit portraits de Roseanne Holland, aujourd’hui décédée, affichés à l’époque sur les murs du métro pour choquer et convaincre. « Ne laissez pas les trafiquants de drogue changer le visage de votre voisinage », précisait la campagne. Choc a-t-il été saisi d’un accès de civisme aigu et a-t-il voulu emprunter au réalisme et au pragmatisme anglo-saxon ? Que nenni. Sa page aoûtienne était tout simplement une réclame pour lui-même. Seule similitude avec le précédent britannique : sa volonté de choquer. Les publications de HFM ont évidemment publié l’encart, mais aussi Le Monde et Libération, entre autres. A Perpignan, les bus ont revêtu l’affiche lors du festival Visa pour l’image. La lutte contre la toxicomanie a bon dos. Chaque sortie de Choc est accompagnée d’affiches tout aussi racoleuses et démagogiques. « Les lecteurs, justifie son directeur du marketing Thomas Kouck, ne veulent pas d’image édulcorée ». Paraît-il, la presse people en Grande-Bretagne booste les quotidiens « sérieux ». A en croire l’universitaire Patrick Eveno, qui prend pour exemple le Sun et Bild, la presse française souffre du mépris pour les journaux populaires. Populaires, populeux ou populistes ?
Avec une diffusion payée de 400 000 exemplaires, Choc se porte bien. Au diable le contenu, pourvu qu’il connaisse l’ivresse du chiffre d’affaires.
Quel rapport avec M. Sarkozy ? La pub, celle qui ne recule décidément devant rien. Avec des images encore. Cette fois, c’est un spot pour vendre l’UMP. Imaginons. Le spectateur de France 3 (il s’agit effectivement du service public) vient de voir les JT de la mi-journée (éditions nationale, régionale, dom-tom...) et il entame une digestion avant de reprendre ses « activités normales ». Sombre-t-il vers une tentante somnolence ? Une voix gaullienne le maintiendra en éveil : « Je suis prêt parce qu’au plus profond de moi-même, je sais que la France ne redoute plus le changement », etc., etc. Sur cette voix, un sigle, celui de l’UMP, cède la place à des images noir et blanc de nos giboyeux vallons, blancs clochers, riches autoroutes et vertes montagnes. La France. Soudain, surgi des vallons giboyeux, cravate laissant apparaître le bouton du col de chemise, tout en couleur : Nicolas Sarkozy. Il nous dit que le monde change tandis que défilent, en fondu enchaîné noir et blanc, de multiples visages un rien préoccupés. Au fil du discours (10 minutes tout de même), les visages deviennent souriants jusqu’à complet épanouissement. Infatigable Sarko ! Il parle du « goût de la réussite » et de la « réhabilitation du travail » pour nous asséner cette vérité : « Ce ne sont pas des mots suspects ; ce ne sont pas des mots coupables ». Ouf, nous sommes soulagés. Reprenons le travail. Le temps de recevoir confirmation par la voie très pénétrable du spam, la dernière communication à la mode.

Philippe ALLIENNE


 

 

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