De notre envoyé spécial, par Philippe Trétiack

Le temps de l’écriture, le temps de l’autre

De notre envoyé spécial. Le titre de l’ouvrage est bien réel. Il s’étale dans les journaux qui en ont encore les moyens. « De notre envoyé spécial »... Il s’agit de ce journaliste qu’un rédacteur en chef envoie au bout du monde, ou juste de l’autre côté de la rue (disons au-delà de la zone de diffusion dudit journal) pour en quelques heures, parfois en quelques jours, constater et vérifier les faits, témoigner, donner la parole, confronter les points vue, saisir la réalité complexe du monde, et la transmettre à ses lecteurs.

De notre envoyé spécial : c’est le titre du dernier ouvrage de Philippe Trétiack aux éditions de l’Olivier. Journaliste et grand reporter à Elle, le bonhomme devrait savoir de quoi il parle. Il pourrait se lancer dans une espèce « d’envoyé spécial pour les nuls  », explicitant le rôle du fixeur, les règles de bases, les précautions à prendre, les limites de « l’embedded journalism », du journalisme embarqué. Il pourrait répondre aux questions toutes simples... Peut-on survivre sans honte dans la Roumanie d’après Ceausescu ? Pourquoi le Salvador est-il le pays le plus criminogène au monde ? Ou pour aller un peu plus loin que la quatrième de couverture... Pourquoi à Palerme la Camorra finit-elle toujours par gagner ? Mais comment peut-on vivre dans les paysages dévastés du dedans de l’après Tchernobyl ? Mais comment sortir vivant de cette circulation et de ce taxi infernal ?

Philippe Trétiack ne répond pas aux questions. Pire, il piège le lecteur. On ne sait plus si c’est lui ou un narrateur qui s’exprime au travers l’homme d’affaires de Moscou, le fixeur de Belfast, le documentariste de Bucarest ou le restaurateur de Carthagène.
Chacun parle en son nom, à la première personne. Le journaliste aux côtés de l’homme d’affaires, du fixeur, du documentariste, du restaurateur ou du chauffeur de taxi n’est plus qu’une ombre, un témoin.
Forcément, ultime glissement d’identité, naît de ce puzzle un dernier récit : « Paris 2015, Philippe Trétiack, journaliste reporter. »
Et si plus que sur le journalisme, Philippe Trétiack écrivait sur l’humanité, sur la mémoire et sur les fantômes qui nous hantent, nous fondent ? « Tout homme est tout autre homme et moi comme tous les autres » écrivait Jean Genet.

Philippe Trétiack prend le temps de l’écriture, le temps de l’autre. Quelques pistes de lecture...
Page 27, le photographe de Palerme : « Ces Italiens victimes de tueurs anonymes n’étaient que les copies de ses propres fantômes. Des dîners de survivants, il en avait partagé des centaines. Dans toutes ces figures d’autorité menacées, flic, juge, avocat, professeur, curé... il avait retrouvé, sans même le soupçonner, ces pères juifs qui avaient hanté son enfance. »
Page 156, Philippe Trétiack, journaliste reporter : « J’ai foutu le camp, déterminé à faire corps avec la masse des opprimés. Nous n’étions pas les seuls stigmatisés sur terre. D’autres pouvaient se réclamer de la misère, exhiber leurs malheurs, leurs horions. Je les ai traqués, je les ai trouvés et inventés car je leur ai plaqué sur le visage notre masque familial. Ces pères déchus, ces fils abandonnés que je croisais à Tunis, à Bhopal, à Bucarest, à Palerme... je les avais connus et par cette opération d’alchimiste, d’imposition forcée, voilà qu’ils surgissaient en cohortes. »

De notre envoyé spécial : un beau livre, pas spectaculaire, dérangeant, troublant, qui imprègne le lecteur.
Bien loin de l’urgence du reportage.

Hervé LEROY


 

 

 

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