Médiapart dénonce les Etats généraux de la presse :
« Le pouvoir organise son propre contre-pouvoir »

Premier couac pour les Etats généraux de la presse : Dès l’ouverture de ses travaux, jeudi 23 octobre, le groupe de travail consacré aux nouveaux modèles de la presse face au choc d’internet actait la décision du site d’information Médiapart de prendre la poudre d’escampette. Il était l’un des trente membres de cette commission présidée par Bruno Patino, le directeur de France Culture. Les explications de son rédacteur en chef, François Bonnet.
(Photo à gauche : François Bonnet)

Club de la Presse : A la veille de l’ouverture des Etats généraux de la presse par le président de la République, Bruno Patino, le directeur de France Culture, vous avait invité à participer au groupe de travail qu’il préside : « le choc d’internet : quels modèles pour la presse écrite ». Vous avez quitté la table peu après l’ouverture. Que s’est-il passé ?

François Bonnet : Médiapart avait accepté l’invitation de Bruno Patino, le 1er octobre, soit à la veille du lancement des Etats généraux par le président de la République. Mais nous étions critiques. Nous avions notamment expliqué notre étonnement face à une prise en main par l’Elysée. Cela conduit à une situation invraisemblable où le pouvoir se charge d’organiser la réforme du contre-pouvoir ! Nous avions préparé la première réunion de ce groupe de travail et la veille, mercredi 22 octobre, nous avions adressé un certain nombre de remarques et de demandes portant sur l’ordre du jour aux 29 membres de la commission. Nous soulignions notamment l’opposition d’une partie de la profession face à l’initiative présidentielle et nous nous étions inquiétés devant ce que nous estimons être un vrai problème de représentation. Par exemple, le Forum des sociétés des journalistes, qui représente 27 rédactions, a renoncé à participer en dénonçant une "procédure opaque". On explique depuis des années que le blog va bouleverser notre univers professionnel, or, les blogueurs ne sont pas représentés. Il existe des associations de lecteurs, or on n’en trouve aucune aux Etats généraux.

CP : Vous aviez fait des propositions en ce sens.

F. B. : Effectivement, nous avions proposé à la commission de se prononcer, par le vote, sur trois résolutions. Nous demandions ainsi que la présidence de la République confie à la commission des affaires culturelles et sociales de l’Assemblée nationale le soin de poursuivre l’organisation des Etats généraux. La seconde résolution portait sur la représentation équitable des acteurs que je viens de citer : les sociétés de journalistes, les associations, sociétés ou collectifs de lecteurs, les blogueurs. La troisième réclamait que l’intégralité des débats en commission soit publique. La veille de la réunion, toujours, Bruno Patino a écarté la possibilité d’un recours au vote en nous signalant, par mail que « Notre pôle n’est en aucun cas une instance représentative. Il n’est donc appelé ni à voter des motions, ni à prendre des décisions mais, plus simplement, à faire des recommandations ». Tout cela a été confirmé le lendemain dès le début de la réunion et nous n’avons pas obtenu la publicité des débats. Il nous a aussi été interdit de filmer le débat. Il faut aussi savoir que c’est un membre du cabinet de l’Elysée qui était rapporteur. Bref, face à un grand simulacre, nous avons décidé de nous retirer 17 minutes après le début de la réunion !

C. P. : Vous croyez donc que tout est décidé à l’avance ?

F. B. : Mais oui. Tout –ou presque- est déjà décidé ! Le discours du président Sarkozy, le 2 octobre, le laissait clairement entendre. Je pense à la baisse des effectifs dans les imprimeries, à l’accélération de la réforme des NMPP, à la volonté de favoriser les concentrations des grands groupes de presse, à la remise en cause des droits d’auteur, etc. Aujourd’hui, une large partie de la profession s’inquiète sur la manière dont les débats vont être conduits. Les vraies discussions ont lieu avec les groupes Bolloré, Bouygues, Lagardère et aussi avec les NMPP. Les Etats généraux portent un projet clair et revendiqué par Nicolas Sarkozy.

C. P. : Comment croyez-vous que les Etats-Généraux vont aborder la presse internet ?

F. B. : On sent une méfiance extraordinaire vis-à-vis d’internet. Le risque, c’est qu’un label soit accordé à certains sites qui seront considérés "corrects". Cela déclenchera une série d’aides ou des exonérations fiscales. Nous ne voulons pas entrer là dedans !

C. P. : Des journalistes réfléchissent actuellement à l’élaboration de conseils de presse et à nos responsabilités vis à vis des citoyens. Quelle est votre position à cet égard ?

F. B. : C’est vrai. L’idée d’un conseil de presse a notamment été lancée publiquement lors des premières assises internationales du journalisme, l’an dernier à Lille. Je pense que les chartes de journalistes qui existent sont suffisantes. Elles nous renvoient à nos règles déontologiques. De la même façon, la loi de 1881 est essentielle. Il ne faut surtout pas y toucher. Il n’y a pas besoin d’alourdir le cadre réglementaire. C’est la responsabilité de chaque journaliste de rétablir le contact avec ses lecteurs. Que l’on multiplie les lieux de rencontre et de débat entre les journalistes et les lecteurs, c’est une bonne chose. En revanche, je ne suis pas favorable à une nouvelle réglementation, ou à l’élaboration d’un cahier des charges supplémentaire. Il y a suffisamment de contraintes comme cela.

C. P. : Comment se passent les relations entre les journalistes du site Médiapart et les lecteurs ?

F. B. : Les lecteurs peuvent participer en réagissant aux articles et en intervenants via les blogs. Ils ne s’en privent pas. C’est tout l’intérêt du web. Nous n’avons pas besion de charte particulière. Les lecteurs savent prendre le clavier pour, à l’occasion, nous critiquer ou apporter leurs commentaires.

C. P. : Médiapart a fait le pari de l’information payante sur internet. Alain Minc a récemment critiqué très durement votre modèle économique. Où en êtes-vous, un peu plus de six mois après votre lancement ?

F. B. : Nous continuons évidemment à revendiquer le modèle payant. Nous venons de passer le cap des 12 000 abonnés et des 300 000 visiteurs uniques. Nous avons constaté un décollage à partir d’août. Alain Minc se trompe. Pourquoi faudrait-il un dogme du tout gratuit sur le web ? Regardez le site "Rue 89" : il est gratuit, mais il n’est pas à l’équilibre. Je pense que deux types de modèles vont simposer : le gratuit financé par la publicité et le payant. Mais que je sache, le site du quotidien "Les Echos" n’est pas gratuit. Ceux du "Monde", du "Parisien", de "Marianne" ont des zones payantes. Ce qui nous singularise, à Médiapart, c’est que nous n’avons pas de publicité et notre équipe est constituée de 25 journalistes, titulaires de la carte. A une exception près (une personne est encore en CDD), ils sont tous en contrat à durée indéterminée. Les journalistes sont rémunérés sur la base de la convention collective de la presse quotidienne nationale, voire davantage. Nous avons fait le pari d’un journal payant et réussi par ses journalistes. Contrairement à d’autres sites, nous ne surfons pas sur la précarisation de ce métier avec, par exemple, l’utilisation de contrats de qualification ou de stagiaires.

Propos recueillis par Philippe Allienne


 

 

 

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