Reporters de guerre, le sens du journalisme

Alors que l’armée syrienne vient de prendre le contrôle du quartier Baba Amr, à Homs, on apprend l’exfiltration et le retour en France dès ce vendredi soir d’Edith Bouvier, l’envoyée spéciale du Figaro blessée le 22 février, et du photographe William Daniels. Lors du pilonnage de ce 22 février, trois journalistes ont trouvé la mort : le Français Rémi Ochlik, l’Américaine Mary Colvin et le Syrien Rami al Sayed. Avec Gilles Jacquier (France Télévisions) et le cousin de Rami al Sayed, cela porte à cinq le nombre de journalistes tués en Syrie depuis décembre. Ces épisodes sanglants ne manquent pas de faire ressurgir la sempiternelle question : est-il nécessaire que des journalistes aillent sur les terrains de guerre pour rendre compte, au péril de leur vie ou au risque d’être pris pour otages ?

Cette photo prise en Lybie par Rémi Ochlik fait partie de la série sur le printemps arabe qui lui a valu le prix Calderon du festival du SCOOP 2011

« Mourir pour le JT. A quoi servent les reporters de guerre ? » C’est le magazine « Causeur », sous la plume de son directeur Gil Mihaely, qui pose crûment la question dans son numéro de février. Faut-il aller sur le terrain pour informer ? Pour lui, la réponse est claire : c’est « non ». Il va même beaucoup plus loin lorsqu’il écrit que le « terrain ment ». Et d’argumenter :
« Ce ne sont pas l’endurance physique ou la capacité de vivre des semaines sans prendre une douche qui font le bon journaliste, mais l’intelligence, la maîtrise des dossiers, l’aptitude à mettre en doute ses propres certitudes. Il est temps d’en finir avec le culte du terrain car, contrairement à ce que croient les « confrères en vestes à poches », le terrain ment  ».

Les confrères « en vestes à poches » apprécieront. Certes, le titre de cet article semble concentrer la réflexion de « Causeur » sur les reporters de télévision et plus particulièrement sur le JT. La démonstration semble dès lors simple : Puisqu’il faut être chaque jour à l’heure pour le rendez-vous du JT, le reporter n’a pas le temps d’analyser. Il ne peut donner que des informations en flux tendu et «  débiter de l’émotion à jet continu ».

Voir n’est pas savoir

Or, Gil Mihaely n’oublie pas de citer de nombreux autres journalistes tués ou pris en otages lors des conflits contemporains. Toutes et tous ne travaillaient pas et ne travaillent toujours pas pour un journal télévisé. Mais qu’importe, pour le directeur de « Causeur », « le journalisme est une profession intellectuelle » qui doit « rompre avec la mythologie de l’information ». Pour lui, on peut bien informer en étant, non sur le terrain, mais en restant dans les grandes capitales occidentales, dans son bureau et près de l’ordinateur qui débite les dépêches, à proximité des sources de pouvoir et de décision.

"Causeur" estime donc la cause entendue. Il le rappelle : «  voir n’est pas savoir  ». Interrogé ce 28 février dans l’émission de Frédéric Taddéi, « Ce soir ou jamais » (France 3), Gil Mihaely va plus loin en expliquant que les reporters de guerre et autres envoyés spéciaux partent avec, déjà en tête, une thèse et des idées bien arrêtées. Le terrain leur servira simplement à illustrer cette thèse (voilà qui sont les méchants, voilà qui sont les gentils). Si le terrain dit autre chose, les reporters ont tendance à oublier. Exemple à l’appui : la mort de Gilles Jaquier, le 11 janvier à Homs. Ceux qui ont tiré le mortier, explique-t-il, étaient des rebelles qui visaient des innocents réputés soutenir le régime syrien. Or, cette vérité arrangerait peu les reporters et les médias pour qui ils travaillent.

Rémi Ochlik, avec Audrey Pulvar, lors de la remise du Prix Jean-Louis Calderon du SCOOP 2011

Lutter contre ses a priori

S’il s’agit de dire, comme le fait le directeur de « Causeur », qu’il faut aller sur le terrain en commençant par lutter contre ses propres a priori, nous ne pouvons qu’être d’accord. L’argument vaut pour tous les reportages. On peut ici penser au traitement médiatique de nos banlieues, cités et autres quartiers dits "sensibles". Dire que ces a priori ont la vie tellement dure que le reportage devient inutile serait inacceptable. D’ailleurs, Gil Mihaely ne le prétend pas. Mais peut-on généraliser un jugement aussi sévère ? Les journalistes, même s’ils disposent de trop peu de temps pour réaliser leurs reportages, prennent au moins celui de les préparer. Les fixers avec qui ils travaillent ne peuvent être considérés comme quantité négligeable. Ils n’ont rien à voir avec un encadrement de l’armée, avec le « journalisme embedded ». La prise d’otages, en Afghanistan, de Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, les témoignages qu’ils ont rapportés et leur reportage montrent que la thèse de « Causeur » est, pour le moins, partielle et partiale.

Mais, le mensuel qui défend les journalistes intellectuels (ou les intellectuels tout court) ne se prive pas, dans son article, de revenir sur le coût des otages lorsqu’il faut négocier leur libération et sur les concessions qui doivent être lâchées par les Etats dont ressortent les otages. Il ne s’empêche guère plus de railler les manifestations de soutien et les slogans entendus, par exemple, lors de la détention de Florence Aubenas et de Hussein : « Ils sont partis pour nous, ils rentreront pour nous ! ». « Il doit être permis de dire que nous n’en demandons pas tant », persifle « Causeur ».

Les guerres ne sont pas virtuelles

C’est oublier un des arguments essentiels qui plaident pour le reportage et pour le terrain. Certes, on peut ne pas comprendre, n’avoir pas les moyens suffisants pour bien décrypter un événement au moment où il se déroule. Le reporter est d’abord un passeur d’informations, quelqu’un qui raconte ce qu’il voit. « Les guerres ne sont pas virtuelles, les victimes non plus. Les reporters sont là pour le montrer », estime l’historienne Anne Ducret.

En ce sens, la journaliste américaine, ex-reporter de guerre, Elain Sciotino rend ainsi hommage à sa consœur Mary Colvin : « Elle a décidé que sa priorité était d’être un témoin pour dire la vérité ». Cette vérité sort aussi du terrain, même si l’on ne voit pas tout, même si l’on ne comprend pas tout, même si l’on manque parfois de recul. Pourquoi est mort le photojournaliste Lucas Dolega, en janvier 2011 en Tunisie ? Ses photos, au regard du discours officiel, étaient-elles inutiles ? Personne ne le prétendra. Tout comme le travail de Rémi Ochlik, tué en même temps que Mary Colvin, le 22 février en Syrie. En 2011, rappelle « Le Monde », il était en Tunisie, en Egype, en Lybie, sur tous les fronts du printemps arabe. « Les peuples étaient animés par le sentiment de ras-le-bol, moi par celui d’être là où se joue l’histoire  », avait confié le photojournaliste.

Les clés pour comprendre le terrain

Surtout, ces reporters, qui gênent tant qu’on les arrête, qu’on les poursuit, qu’on leur tire dessus, permettent aux peuples de n’être pas oubliés. Que dire de ces « journalistes citoyens », blogueurs ou vidéastes qui témoignent sur les réalités de leur pays ? Ainsi, Rami al-Sayed, tué le 22 février à Homs, alors qu’il filmait durant le bombardement du quartier Baba Amr. Il a été l’un des premiers à filmer le chaos, à Homs, et les exactions perpétrées par les troupes fidèles au régime. Il avait 27 ans. Quelques mois plus tôt, son cousin Basil al-Sayed, mourrait lui aussi en témoignant de la réalité syrienne.

Là réside le premier sens du métier de reporter : montrer, donner à voir ce que le monde ne voit pas, ce qu’une minorité de puissants refuse de porter à la connaissance du monde. Le terrain ne ment pas. Il nous faut les éléments pour le comprendre. Les journalistes apportent des clés essentielles. Les premières, souvent.

Philippe Allienne


 

 

 

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