Le 7 octobre dernier, la journaliste russe Anna Politkovskaia était assassinée, soulevant une indignation internationale. Ce méfait est pourtant l’arbre qui cache la forêt, explique la journaliste russe Anna Vvedenskaia, correspondante à Bruxelles du quotidien Nezavissimaïa Gazeta, à l’occasion d’un débat sur la liberté d’expression, organisé mardi 9 janvier au Club de la presse (1). Retenue en Belgique pour des raisons professionnelles, elle a pourtant pu témoigner, via une interview enregistrée, sur les conditions de travail des journalistes de son pays. Selon elle, Anna Politkovskaia est le 206e journaliste russe tué et si ce crime a été médiatisé dans le monde, c’est parce qu’elle était connue en Europe et aux Etats-Unis, notamment dans le milieu des journalistes. Fille d’un diplomate russe à New-York, elle a en effet bénéficié du passeport américain.
« La corruption est vraiment le malheur et la maladie de la Russie », continue la journaliste, ajoutant que tous ceux qui la dénoncent sont en danger. « Parfois on retrouve les assassins mais jamais ceux qui commandent le crime », déplore-t-elle. Elle a ainsi donné l’exemple d’un rédacteur en chef sibérien, tué avec sa femme et ses deux enfants, dans un camping, pendant leurs vacances. « Les journalistes qui ont des familles sont obligés de faire attention », poursuit-elle, ajoutant qu’il est « humain » d’abandonner ses recherches quand les menaces se font trop graves et pressantes. Mais là-bas, l’assassinat n’est pas la seule méthode employée pour faire taire un journaliste. Pour le Kremlin, tous les moyens sont bons. Le code pénal peut ainsi être détourné pour que ceux qui critiquent la guerre en Tchétchénie soient accusés d’incitation à la haine et mis en prison. Et comme les amendes en matière de délit de presse ne sont pas majorées, il est facile de les utiliser pour faire fermer un organe de presse dérangeant. Depuis la guerre, la presse tchétchène n’existe plus. Il ne reste que la parole officielle, « propagande » plus que journalisme, assure Anna Vvedenskaia.
Opinion internationale et enjeux géopolitiques
Ou alors, pour se protéger, les journalistes écrivent sous pseudonymes, donnant le moins d’indications possibles. A force d’éviter d’identifier les gens et les lieux, les articles deviennent « obscurs », explique-t-elle. Selon Anna Vvedenskaia, l’opinion publique internationale doit venir au secours de la presse russe, d’où la nécessité d’une solidarité entre journalistes. Mais l’Europe est trop préoccupée par l’approvisionnement en gaz russe pour oser critiquer Vladimir Poutine sur le sort réservé à la presse, conclut-elle, en rappelant que Jacques Chirac a remis la Légion d’Honneur au maître du Kremlin.
En Algérie, la situation n’est pas meilleure et, à beaucoup d’égards, comparable. Plus de 70 journalistes ont été assassinés en moins de dix ans et des dizaines ont été emprisonnés. Mohamed Benchicou était le directeur du journal Le Matin jusqu’en 2004. Le 14 juin de cette année, il fut condamné à deux ans de prison pour « transfert illégal de capitaux et infraction à la législation régissant le marché des changes ». En réalité, ce qui dérangeait le pouvoir, c’était le ton de son journal et le contenu irrévérencieux de son livre, Bouteflika : une imposture algérienne, paru en 2004 (éditions Jean Picollec).
Mohamed Benchicou avait connu ses premiers déboires avec le régime algérien en 1980. Dirigeant la rubrique économique du quotidien El Moudjahid, il choisit d’en démissionner quand la direction lui demande de choisir entre son poste ou retirer sa signature d’une pétition adressée au ministère de l’Information. Celle-ci dénonçait le traitement honteux des événements, émeutes et répression violente en Kabylie par la presse. Lorsqu’en 1989, les journaux indépendants sont autorisés, il rejoint l’équipe qui relance Alger Républicain et en 1991, il fonde Le Matin. Connu pour sa liberté de ton, Mohamed Benchicou n’a ménagé aucun gouvernement.
- Mohamed Benchicou a été soutenu par le Club de la Presse lors de son incarcération en Algérie
« Merci à mes amis lillois »
Le Club de la Presse du Nord-Pas de Calais s’était mobilisé à plusieurs reprises pour sa libération (2). Son portrait géant flotte sur la façade du Club, au côté de celui d’Ingrid Bétancourt. « Merci aux amis lillois, a-t-il d’ailleurs tenu à dire en préambule. J’ai ressenti votre amitié pendant que j’étais en prison. Je l’ai ressentie comme un geste d’encouragement. »
Malgré les pressions du pouvoir en place sur la presse, l’ancien directeur du Matin reste optimiste : « La liberté de la presse dérange la propagande du pouvoir en place car elle construit la démocratie. On peut toujours assassiner, incarcérer des journalistes, supprimer des journaux mais, grâce à l’opinion internationale, cela a un coût de plus en plus élevé pour les régimes totalitaires. » Il a également confiance dans la nouvelle génération. « En Algérie, explique-t-il, la presse libre existe depuis 18 ans. Malgré la répression, les jeunes l’ont toujours connue. Ce sera de plus en plus dur de la supprimer. » Pour lui, une chose est certaine, son pays va édifier une démocratie : « Ce sera dans la douleur mais on va y arriver. »
Le troisième intervenant de la soirée était le journaliste iranien Hossein Bastani. « L’image qu’ont les Européens de l’Iran est très caricaturale, précise-t-il. 63% des étudiants et 60% des journalistes sont des femmes. » Il explique cette méconnaissance de son pays par le fait que le régime cherche à limiter les connexions entre les journalistes iraniens et la presse internationale. Il est donc très difficile pour un étranger d’avoir des informations fiables.
Contourner les filtrages d’internet
- Hossein Bastani voit en internet un formidable outil pour la liberté d’expression en Iran
Lui aussi a connu la prison dans son pays. Les quatorze journaux auxquels il a collaborés ont tous été fermés par le pouvoir. En 2003, après une rencontre avec Javier Solana, secrétaire général du Conseil de l’Union européenne, il craint d’être condamné pour trahison. Il décide alors de s’exiler en France, où il crée, avec une équipe de journalistes iraniens dispersés dans le monde, le journal en ligne www.roozonline.com. « Toutes les tendances » sont représentées dans l’équipe, « des marxistes, des libéraux, des religieux… », avait-il expliqué lors d’une première venue au Club (3). Des Iraniens de la diaspora écrivent sur ce site, mais aussi des journalistes restés au pays. « Nous essayons de ne pas les mettre en danger », explique Hossein Bastani.
Pour lui, internet permet de s’exprimer librement : « Il existe 700 000 blogs actifs en Iran. Tous ne concernent pas forcément des sujets politiques mais leur fonction est politique. Quand un site ou un journal est fermé, ces blogs en reprennent les articles. » Certes, le pouvoir essaye bien de filtrer le web, en achetant notamment des logiciels spécialisés à des sociétés européennes. « Mais lorsqu’un nouveau filtrage est mis en place, il ne faut que quelques jours pour qu’il soit cassé ». Grâce à cela, Roozonline a connu jusqu’à 140 000 visites quotidiennes malgré les filtres étatiques.
Et en France, tout va bien ?
Ce débat du 9 janvier était fortement tourné vers la situation à l’étranger. Pour autant, en France tout n’est pas rose non plus. On peut citer le cas de Denis Robert, le premier à avoir révélé l’affaire Clearstream, mis en examen pour « recel d’abus de confiance » et objet d’une plainte en diffamation du Premier ministre (4). Ou encore ces trois journalistes de Midi Libre, eux aussi mis en examen mais cette fois pour « recel de violation de secret professionnel ». Ils ont en effet publié un pré-rapport de la Chambre Régionale des Comptes mettant en cause la gestion du Conseil régional du Languedoc-Roussillon sous la présidence de Jacques Blanc. Dernier exemple cité à l’occasion de cette soirée : le responsable du site internet www.bellaciao.org est poursuivi par les chantiers navals de Saint-Nazaire pour avoir repris un tract de la CGT (5). Les Chantiers navals ne contestent d’ailleurs pas le fond de ce tract mais l’utilisation de l’expression « flibusterie des temps modernes »…
Sébastien CLOSA
(1) Cette initiative fait suite au rassemblement devant le Consulat de Russie organisé le 7 décembre 2006 par le Club de la Presse de Strasbourg pour réclamer l’ouverture d’une véritable enquête sur le meurtre de la journaliste Anna Politkovskaia. D’ores et déjà, les autres Clubs de France ont été contactés pour prendre le relais dans les mois qui viennent.
(2) A lire sur ce site : nos différents articles sur la situation de la presse en Algérie.
(3) Hossein Bastani a été l’invité d’un Lundi du Club, début décembre. Lire l’article.
(4) Denis Robert était l’invité du Club de la presse le 29 novembre. Lire l’article.
(5) Lire les articles parus dans L’Humanité du 8 janvier 2007 sur Bellaciao et sur cette mise en examen.