Dès la parution de « L’Orange de Malte », en 1990, la critique littéraire s’interrogeait sur ce jeune homme de 24 ans, professeur de lettres dans un collège de Valenciennes, et qui citait abondamment, pour les avoir déjà tous dévorés, Chardonne, Drieu La Rochelle, Morand, Déon, Mohr, Franck, Blondin, Retz (le cardinal qui a inspiré à Dumas le personnage d’Aramis pour « Les Trois Mousquetaires »), Haendens (dont il emprunte le prénom, Kléber, pour le personnage central de « L’Orange de Malte » et que l’on retrouvera bien des romans plus tard), et bien sûr Nimier dont le roman « Le Hussard bleu » a donné son nom au courant littéraire des « Hussards » auquel se rattachent les précédents cités. Pas seulement eux. Jérôme Leroy n’oublie pas de placer Roger Vaillant, le « Hussard rouge », sur les meilleures étagères de sa bibliothèque, mais aussi Fitzgerald, Kundera, mais encore Larbaud, et puis Rimbaud, Verlaine, Apollinaire, Aragon, Queneau, Nizan. Et Baudrillard, La Rochefoucauld, Stendhal, Racine…
Éclipse subversive
« Alors, sa vie, c’était donc cela ? Des livres, des femmes, deux ou trois lieux qu’il aimait, pas mal d’alcool, la peur de temps à autre, et un souffle court qui rythmait ses jours et ses nuits », s’interroge Kléber dans « L’Orange de Malte ». De ce livre fondateur de l’univers de Jérôme Leroy, on attendait beaucoup. L’auteur n’a renoncé à rien et nous donne tout. Qualifié à l’époque de « néo-hussard » lui-même (Kléber se consacre à un essai sur un hussard fictif mais qui a connu les autres, boit beaucoup et devient amoureux d’une jeune fille « fitzgeraldienne »), Leroy se moque pourtant des étiquettes. « L’Orange de Malte » était et reste avant tout un roman sur la littérature, sur son amour des livres et des écrivains. Plus tard, nous verrons qu’il adore Chandler et Fajardie, ses complices du roman noir qu’il affectionne. Ces références ne le quitteront jamais et n’auront de cesse d’enrichir son œuvre.
Nous découvrons ainsi, 27 ans après, « Un peu tard dans la saison ». Avec « Monnaie bleue » (1998) et « La minute prescrite pour l’assaut » (2008), il nous annonçait un devenir totalitaire et apocalyptique : « Kléber rencontra Sarah peu de temps avant la fin du monde ». Avec « Le Bloc » (2011), l’extrême droite était au pouvoir. « Un peu tard dans la saison » nous met en présence d’un écrivain vieillissant, Trimbert, qui ressemble fort à Kléber. Il est mystérieusement surveillé par une jeune femme, officier des services secrets, Agnès Delvaux qui nous rappelle indubitablement Florence, le personnage féminin de Nimier dans « Le hussard bleu ».
Dans ce roman à double voix (ou à double voie), on a affaire à une autre forme d’apocalypse. Il y a toujours de l’alcool, des voitures, des jeunes filles, de la nostalgie et les romans de la pléiade. L’action se déroule en France, après les attentats contre Charlie Hebdo. Les services sont débordés par le terrorisme, par la crise, par les émeutes. Mais là n’est pas la question. Ils doivent faire face à un phénomène autrement plus inquiétant et plus subversif qu’ils nomment « l’Éclipse ». Face à un mode de vie aliénant devenu insupportable, les gens, toutes classes et toutes catégories confondues, décident de décrocher, de partir, de lâcher prise, de tout laisser tomber. Mais ils le font sans concertation entre eux, en l’absence de toute organisation. Un cadre d’une grande entreprise disparaît pour aller pêcher à la ligne, loin de Paris. Une mère de famille ne va pas chercher son enfant à l’école et quitte tout. Un ministre (et là cela devient très ennuyeux) prend la tangente.
En quête de douceur
Trimbert ne le sait pas encore, mais il s’apprête lui aussi à s’éclipser. « Le simple fait de tracer de nouveaux itinéraires me rendrait presque invisible, ce qui serait un bon début » confie-t-il au début du roman. Tous ces « éclipsés » ou futurs « éclipsés » sont en quête de douceur. D’ailleurs, 17 ans plus tard, la civilisation actuelle s’est effondrée pour laisser place à une autre appelée « La Douceur ». Les derniers ordinateurs s’éteignent définitivement après épuisement des batteries. Les téléphones ont disparu. La technologie aussi.
En attendant, toujours surveillé à son insu, par la belle capitaine qui lui voue une haine aussi tenace qu’énigmatique, Trimbert reste un nostalgique de l’odeur des livres de poche. Il relit Simenon et une édition des « Trois mousquetaires » préfacée par Roger Nimier, il farfouille dans les casiers des bouquinistes de la Vieille Bourse ou de Wazemmes, à Lille, « à la recherche de l’édition de poche de Lucien Leuwen préfacée par Claude Roy ». Avant d’opter pour le titre « Lucien Leuwen », dit-on, Stendhal avait choisi d’intituler son roman « L’Orange de Malte » !
Retour vers le futur
- Jérome Leroy participait au Mardi de l’info du Club de la presse en juin 2013 (photo Gérard Rouy)
Au fil de ses déambulations, au cours desquelles il croise des jeunes filles, retrouve la côte normande et roule dans des cabriolets, Trimbert s’en prend aux calamités hypocrites de ce monde avec ses colocations qui cachent la paupérisation et ses autoentrepreneurs, « en fait un retour à une situation d’avant la révolution industrielle, quand les ouvriers tisserands travaillaient à domicile chacun dans leur coin, n’avaient donc pas la possibilité de s’unir et étaient soumis à un dumping social permanent de la part des patrons. Il suffisait de remplacer tisserand par concepteur-graphiste ou web designer, et on était en plein retour vers le futur ».
Sous l’œil discret du capitaine des services secrets, Trimbert s’enivre avec ses compagnons de beuverie au bar de l’Odéon. « On aurait pu les croire désespérés alors qu’ils étaient juste d’une gaieté sans emploi. Ils récupéraient un peu cette gaieté dans une illusion de fraternité, célébrant des mythologies vieillies comme celles des Hussards ».
Comme Jérôme Leroy, Trimbert est fidèle en amitié et son amour pour la littérature n’a d’égal que sa révolte et sa nostalgie. « La nostalgie de Trimbert était teintée du rouge vif de son communisme soi-disant sexy et balnéaire », juge Agnès. Et Trimbert, comme s’il lui répondait soixante pages plus loin : « Il n’y a pas plus nostalgique qu’un communiste puisqu’un communiste, c’est quelqu’un qui veut retrouver pour tous un paradis perdu. »
Kléber revient « Un peu tard dans la saison ». Il n’était pas parti.
Philippe ALLIENNE
(article paru dans Liberté Hebdo du 18 août 2017)
Un peu tard dans la saison – La Table Ronde 2017
On lira ou on relira aussi avec plaisir : Comme un fauteuil Voltaire dans une bibliothèque en ruine – La Table Ronde coll ’ - « La Petite Vermillon » 2017
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